ART | CRITIQUE

Le Musée des erreurs: Barnum

Vernissage le 20 Avr 2015
PFlorian Gaité
@20 Avr 2015

Le Mrac de Sérignan présente le second volet du «Musée des erreurs» de Pierre Leguillon, placé sous le signe de «Barnum», du détournement et de la falsification. Artiste aux multiples facettes, Pierre Leguillon s’attache à déconstruire les normes de lecture et de jugement des images, prenant pour matériel des objets visuels massivement partagés dans la culture du divertissement.

A l’heure où la société de l’information crée les conditions d’un nivellement des images au sein de la culture de masse, le travail de Pierre Leguillon cherche à sensibiliser aux processus de falsification qui organisent l’économie visuelle du monde contemporain. Son «Musée des erreurs» mobilise des images amassées depuis une quinzaine d’années (affiches, photos, cartes postales, captures d’écran, illustrations de magazines, diapositives, pochettes de disques…) qui se prêtent à ce jeu d’incessantes relectures. Associations de souvenirs, projections fantasmatiques ou interprétations commerciales, les images de masse ont en effet perdu leur prétention à incarner un discours de vérité, désormais instrumentalisées dans la culture du divertissement.

Pierre Leguillon n’en réalise pas tellement la critique, il se contente d’en souligner la nature erronée pour les rapprocher des œuvres d’art et de leur caractère ouvert, sujettes à une infinité de significations. Placée sous le signe de Phineas Taylor Barnum, cet entrepreneur qui exagérait les anomalies anatomiques pour transformer ses galeries de monstres en foires spectaculaires, l’exposition met en lumière la façon dont le travestissement dans l’entertainment est similaire au processus d’artification — le passage d’un objet ordinaire en œuvre selon Roberta Shapiro — dans la production artistique.

Collectionneur compulsif, «collectionniste» tel que l’histoire de l’art conceptualise cette pratique, Pierre Leguillon organise leur monstration à travers des œuvres mobiles, dans des structures légères et modulables, qui lui permettent de faire varier les normes muséographiques pour mettre en relief l’importance de la présentation et du contexte dans la lecture d’une image. De fait, l’exposition démontre une ingéniosité scénographique certaine qui attise la curiosité du spectateur. Œuvres suspendues ou accrochées aux cimaises, mises sous vitrines ou disposées sur le sol, le public est frappé par la diversité des moyens investis et des points de vue qu’ils permettent.
Faisant davantage penser au Mouse Museum de Claes Oldenburg ou au Musée d’Art Moderne, département des Aigles de Marcel Broodthaers qu’au cabinet de curiosités d’une iconographie massive partagée, la présentation de la collection installe un circuit à l’intérieur duquel les interprétations circulent, se rejoignent ou s’entrechoquent. Organisant le dialogue entre les œuvres sans imposer d’ordre de lecture, l’exposition favorise les mobilités tant physiques que psychologiques, tant les déplacements et les jeux de perspectives que les libres interprétations.

Le diaporama La Voie express, par lequel débute le parcours de l’exposition, rassemble des photographies prises par l’artiste lui-même. Cette ouverture sur un procédé non habituel chez Pierre Leguillon, qui travaille davantage sur des objets culturels déjà constitués, affirme la notion d’auteur opposée à l’anonymat des images de masse. Le flux et le montage stroboscopique hypnotisant d’images figurant notamment des lieux d’exposition (vitrine d’un muséum d’histoire naturelle, un jardin botanique, une fresque murale de Diego Riviera, etc.) en appellent à la pulsion scopique, motivent la fascination pour les images et introduisent à une réflexion sur leur statut. Le spectateur est ainsi disposé à aborder les images triviales, présentées à l’étage, comme des œuvres à part entière.

Le premier volet de l’exposition «Le Musée des erreurs», présenté au Wiels de Bruxelles en début d’année, prenait pour sous-titre «Art contemporain et lutte des classes», jouant sur l’homophonie avec la notion de déclassement, de dé-hiérarchisation. Ici encore, Pierre Leguillon cherche à déconstruire les classifications muséographiques, à indifférencier les matériaux culturels, entendant montrer que ce n’est pas la nature de l’objet qui en fait la valeur artistique mais bien le regard qu’on peut porter sur lui dans un contexte spécifique. Le Vivarium pour Georges Ohr est ainsi exemplaire de cette volonté de relire l’histoire de l’art en réhabilitant le travail de ce céramiste qui travaille les objets cassés ou ratés. En mettant en avant les portraits et photographies documentaires sur son œuvre, plutôt que les céramiques, discrètement disposées dans la vitrine, Pierre Leguillon entend muséifier le créateur, sa vie puis son œuvre.

Pierre Leguillon procède à un travail de réappropriation constante de l’histoire de l’art, à l’image de sa célèbre pièce Rétrospective imprimée de Diane Arbus, 1960–1971, qui rassemble le travail de reportage commandé à la photographe par les magazines Harper’s Bazaar, Esquire ou The Sunday Times Magazine. En remettant en cause le partage entre haute et basse culture, Pierre Leguillon introduit un certain relativisme dans le jugement sur l’art et court-circuite à sa façon l’économie marchande.

La volonté d’exalter la diffusion de masse contre le tirage limité nourrit également le projet des projections proposées par Pierre Leguillon. Déclinaisons de La Promesse de l’écran, un dispositif de home cinéma escamotable inspiré par la culture DVD, La Promesse du comptoir et Une Promesse pour les enfants se présentent comme des architectures conviviales au sein desquelles est diffusé un montage d’extraits de films. Le premier fait focus sur des comptoirs présentés au cinéma, réfléchissant la question de la limite de la représentation entre le public et l’image, invitant à son franchissement symbolique, quand le second, moins conceptuel, permet un partage en famille.

Les patchworks en tissus — tentes carrées et rondes faites de panneaux à motifs géométriques — font, quant à eux, office de cimaises. Compositions d’éléments disparates et colorés, ils forment la métaphore du bricolage mental qui procède lui aussi par assemblage artificiel. Pierre Leguillon en exploite toutes les potentialités scénographiques: l’installation Tifaifai, du nom du linge de maison polynésien confectionné par montage multicolore, découvre un mécanisme en deux temps, révélant une exposition sous l‘exposition, quand une bande de tentures suspendues au plafond fait lien entre les deux salles d’exposition. L’aspect en mosaïque de ces structures multiplie les perspectives d’approche et réorganise la présentation des œuvres qui y sont accrochées.

Travail sur la manipulation quotidienne des images et ses implications politiques, le «Musée des erreurs» glorifie les fausses interprétations pour démocratiser l’approche de l’art. Ancien collaborateur de Raymond Hains, il place l’enjeu politique de son œuvre dans la possibilité d’une appropriation autonome par le public des dispositifs de représentation. Au-delà du travail d’archive, destiné à constituer une mémoire, le barnum de Pierre Leguillon nous incite plutôt à nous emparer des icônes de masse pour construire nos propres fictions, à l’image de Fred Astaire qui, les genoux libres (Freedom of the Knees), ne se laisse pas imposer de conduite.

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