ÉDITOS

Le marché (hors) de l’art

PAndré Rouillé

Les foires d’art contemporain ont récemment agité Paris sous l’égide de la Fiac et de ses deux ou trois vraies-fausses répliques off. Pendant quelques jours, la capitale n’a bruissé que des soirées mondaines, que des dîners en ville ultra chics, que des vernissages hype, que du retour des grands collectionneurs internationaux, que de la jet-set.
Bref, il a été plus question du marché et ses atours que d’art. Ce qui est bien normal puisqu’une foire d’art contemporain est d’abord une foire, c’est-à-dire un événement commercial. Et très secondairement un événement artistique.
Qui peut en effet sérieusement soutenir que le marché de l’art stimule l’art

? S’il stimule quelque chose, c’est le business et la spéculation sur les œuvres, ou plutôt sur une partie d’entre elles. Ce qui est bien différent de l’art, et à plus d’un titre opposé à l’art dans ses acceptions les plus larges et les plus dynamiques
Il est évidemment légitime de faire du business avec l’art. Il l’est moins de confondre le marché de l’art avec l’art. Le marché de l’art se déploie en effet largement hors de l’art. Voire contre l’art et la création. La loi du marché ne coï;ncide pas avec les règles de l’art. Loin s’en faut.

Dans une économie de marché, c’est le marché qui, en toutes matières, dicte sa loi. Sans perversité, mais en raison de son fonctionnement propre. Ce que le marché ne peut pas plier à la logique du profit et de la spéculation, il s’en détourne.
L’art n’échappe pas à cette situation, surtout en ces temps d’arrogance de l’économie libérale mondialisée. L’argent prévaut sur l’esthétique, la valorisation financière n’est que secondairement liée à la valeur artistique des œuvres et à la qualité des artistes.

Cette disjonction essentielle, c’est-à-dire en nature, se manifeste de façon spectaculaire dans le caractère hautement spéculatif du marché mondialisé de l’art contemporain — en novembre 2005, les enchères consacrées à New York à l’art postérieur à 1945 ont totalisé en quatre jours près de 400 millions de dollars, soit soixante-dix-sept ans du budget d’acquisition du Centre Pompidou…
La spéculation a ses rituels, ses lieux et ses acteurs: les foires internationales qui rassemblent périodiquement galeries et collectionneurs en un grand pèlerinage planétaire; et les enchères à l’occasion desquelles, dans les salles de ventes les plus prestigieuses, se joue le spectacle magique des records vertigineux des prix et des profits.
Tout cela sous les regards éblouis des médias autant artistiques qu’économiques. Car l’argent et la vie apparemment faciles, les success business, les fêtes, les jets et les bulles, les mondanités, ce mélange exotique de frivolité et d’âpreté commerciale et spéculative, sont terriblement photogéniques et romanesques. Au point de prévaloir sur les œuvres elles-mêmes qui finissent par n’être là que pour le décor, et comme marchandises.

La marchandise, la matière même du marché, est précisément l’un des éléments les plus étrangers à l’art contemporain qui n’a cessé, au cours des cinquante dernières années, de se dématérialiser, de se virtualiser, et de se dégager ainsi des choses palpables et échangeables. Le land art, le body art, l’art conceptuel évidemment, les performances, et de façon beaucoup plus ambiguë la photographie, sans parler des œuvres aux formats gigantesques, des vidéos, et des arts numériques: toutes ces pratiques déjouent de fait les conditions ordinaires du marché qui ne fonctionne jamais aussi bien qu’en vendant des choses matérielles, facilement appréhendables, durables, stables, et uniques — comme le sont idéalement les peintures qui possèdent en outre la vertu inestimable d’être irriguées par l’aura rassurante du faire manuel de l’artiste.
Même si le marché finit toujours par s’adapter aux différents types d’œuvres, et par convertir en marchandises les pratiques les plus atypiques, il favorise naturellement les œuvres-choses qui sont les plus conformes à ses modes de valorisation.

Si les œuvres contemporaines sont dotées de ce pouvoir exceptionnel de capter certaines des forces du monde et de les rendre sensibles au travers d’agencements inouï;s de matières, de formes et de protocoles esthétiques; si les œuvres ne sont contemporaines qu’à la mesure de leur capacité à résonner avec le monde d’aujourd’hui et ses devenirs ; alors, la marchandisation, qui tend à infléchir l’art du côté des œuvres-choses ou quasi-choses, introduit dans l’art des rigidités qui le rendent moins réceptif aux battements et aux singularités du monde.
En pliant l’art à sa logique, le marché le rend sourd au monde tel qu’il va, il le replie dans les limites étriquées du possible.

Sur le marché de l’art, les œuvres n’ont pas de formes mais une cote. Et les virtualités qu’elles recèlent sont moins celles du monde que celles des profits futurs qu’elles pourront générer. Autant la sensibilité, l’intérêt et la sincérité artistiques des collectionneurs n’ont pas lieu d’être mis en doute, autant leur inclination pour les œuvres n’est jamais désintéressée, jamais séparée de leur passion pour le grand jeu du marché et de la spéculation. Plus fondamentalement peut-être pour ce jeu, renouvelé à chaque œuvre, qui les conduit du désir au détachement, de l’impulsion esthétique de l’achat à la revente quand l’émotion s’est émoussée, de la passion artistique à la raison marchande.

Quoi qu’il en soit de ces passions de l’art et de l’argent, le fonctionnement et l’hégémonie du marché confèrent à l’art-chose l’autorité d’une norme qui occulte un vaste éventail de pratiques hétéronomes souvent artistiquement plus créatives que les vedettes du marché.
Hors du marché, point de salut pour l’art! Sauf à tenir coûte que coûte un point à partir duquel peut se construire d’autres postures artistiques, d’autres façons de créer, d’autres formes, d’autres œuvres et relations aux œuvres. Un art hors du marché de l’art.

C’est précisément ce que font 80% des artistes (enquête CSA, 1988): tous ceux qui ne vivent pas de leur art, qui ne vendent pas, qui ne font pas partie d’une galerie, qui sont donc contraints d’inventer une économie artistique hors du marché, souvent aux limites de la précarité.

Dans ces en-dehors du marché, où la vie, les moyens de travail et les conditions de diffusion sont souvent difficiles, et nécessairement limités, la liberté de création est en revanche immense, dégagée de toutes les contraintes et prescriptions extra-artistiques. Là, les œuvres peuvent sans entraves se mettre esthétiquement en résonance avec les battements souterrains du monde. Et peut-être parvenir à les capter au travers de configurations inouï;es de formes qui font les grandes œuvres.

André Rouillé.

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Richard Deacon, Last minute, 2007. Bois, résine polyester. 66 x 112 x 94 cm. Courtesy galerie Thaddaeus Ropac. © Richard Deacon.

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