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Le marché, entre territoires et flux

PAndré Rouillé

Alors que le marché de l’art contemporain est de plus en plus mondialisé ; alors que ses acteurs — marchands, artistes, acheteurs — paraissent happés dans un vaste et coûteux mouvement qui les emporte, de biennale en foire, aux quatre coins de la planète ; alors, donc, que les flux semblent, en art comme ailleurs, dominer, Judith Benhamou-Huet souligne de façon pertinente dans un article récent que la nationalité reste un «argument de vente» (Art Press

, oct. 2005).
Autrement dit, selon une réflexion émise par le marchand suisse Ernst Beyeler lors d’une session de la très internationale foire de Bâle : «Les Belges achètent l’art belge, les Allemands l’art allemand, les Américains l’art américain, et les Espagnols l’art espagnol».

Cette tendance qui souffre évidemment, et heureusement, de mille exceptions, exprime toutefois un certain état du marché de l’art qui oscillerait entre territoires et flux.

A l’époque des avant-gardes, l’art était fortement localisé en Occident, dans des centres parfaitement identifiés : quelques puissants pôles qui rejetaient les autres lieux dans la périphérie. Au cours du XXe siècle, ces pôles se sont déplacés avec les aléas de l’histoire et de l’économie entre Berlin, Paris, Londres et New-York, mais sans que cela remette en cause la logique centre-périphérie.

Depuis à peine vingt-cinq ans, les nouveaux rapports internationaux — fin de la Guerre froide, effondrement du communisme, irruption de la Chine, mondialisation et libéralisation des échanges et des marchés, etc. — ont favorisé la multiplication des biennales, des foires et des grandes salles de ventes internationales. L’internationalisation du monde de l’art et de son marché s’est accompagnée d’un déclin de l’hégémonie des centres par dissémination, par une sorte d’effritement sous les actions de la périphérie.

L’hégémonie de quelques gros centres à fort rayonnement comme New-York reste certes incontestable, mais elle est maintenant confrontée à une multiplication de petits centres qui émergent, bien au-delà de la zone occidentale, dans des pays qui s’ouvrent au marché de l’art pour mieux s’ouvrir au monde : de l’Albanie à la Chine, en passant par l’Allemagne de l’est après la chute du Mur de Berlin qui a propulsé Dresde et Leipzig sur la scène internationale.

Cette nouvelle topographie mondiale de l’art, plus disséminée et plus fragmentée, se caractérise en outre par une prépondérance des villes sur les nations — Berlin, Dresde et Leipzig plutôt que l’Allemagne ; Londres et Glasgow plutôt que la Grande Bretagne. La carte de l’art contemporain a désormais une dimension planétaire, étendue vers l’est, presque exclusivement concentrée au nord, et composée de points isolés interconnectés.
Le tissu mondial de l’art contemporain se présente ainsi comme un réseau discontinu de points reliés par des flux : flux esthétiques des œuvres et des artistes, flux financiers des ventes et des achats, flux humains des acteurs (visiteurs, acheteurs, marchands, commissaires, etc.), flux des informations et des transports.

Dans cet espace, ça circule et ça échange, de plus en plus vite, sans frontières, et hors des contingences du monde réel. Cet espace de flux interconnectés paraît en effet de plus en plus déconnecté du monde, comme si la logique spatio-temporelle de la vitesse de circulation s’était substituée à la logique historique et sociale des œuvres en résonance avec le monde.

Pratiquement, les acteurs de l’art sont, comme les œuvres, aujourd’hui contraints de sillonner le réseau planétaire en tous sens avec le risque de perdre de leur singularité et consistance, de se virtualiser. Les œuvres sont en effet de plus en plus conçues pour se déployer dans un réseau sans ancrage territorial, pour être «libres de toute identification culturelle spécifique afin d’éviter tout provincialisme», comme le souhaite l’artiste David Hammons.
Esthétiquement, les œuvres tendent ainsi à perdre leurs aspérités sociales et territoriales, à devenir lisses ou ludiques, et, dans un espace sans frontières ouvert à tous les possibles, à faire l’objet d’infinis mixages, combinaisons et transgressions artistiques.

Si la logique des flux s’est substituée à celle des territoires, si le marché s’est en quelque sorte virtualisé, ce processus semble concerner l’offre d’art plus que la demande et la réalité des transactions. Une césure séparerait ainsi l’offre et la demande.
Comme si les collectionneurs, aussi impliqués fussent-ils dans la dynamique du marché, restaient toujours foncièrement attachés à une logique territoriale.
Comme si l’aspect patrimonial de la posture de collectionneur consistait à extraire certaines œuvres des flux publics du marché pour les réinscrire dans le territoire privé de sa collection. L’aspect marchand du collectionneur consistant à l’inverse, à réinjecter d’autres œuvres dans le flux des échanges.

Le collectionneur comme passeur d’œuvres entre marché et collection, flux et territoires.

André Rouillé.

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Susanna Fritscher, Sans titre, 2005. Peinture murale. Courtesy galerie Cent8, Paris.

Les citations sont extraites de : Judith Benhamou-Huet, «Marché de l’art : la nationalité, argument de vente», Art Press, n° 316, oct. 2005, p. 38-43.

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