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Le marché contre la création

PAndré Rouillé

Pour le marché de l’art, c’est le printemps en automne. Les records s’enchaînent. A peine une œuvre a-t-elle pulvérisé une cote qu’une autre atteint un nouveau sommet. En ce début de mois de novembre, la vente de tableaux impressionnistes et modernes organisée à New York chez Christie’s a rapporté près d’un demi-milliard de dollars en seulement deux heures, dont 88 millions pour un Klimt, 40 millions pour un Gauguin, 22 millions pour un Schiele, etc.
Cette euphorie du marché s’explique, on le sait, par l’explosion des profits des grandes entreprises internationales et l’accroissement des dividendes reversés aux actionnaires. Mais cette conjoncture économique favorable se combine avec une période durant laquelle, après de longs litiges, de grands musées internationaux procèdent à la restitution de tableaux aux ayants droit de familles spoliées par les nazis. C’est cette conjonction entre une demande importante et une offre exceptionnelle qui met le marché en effervescence

.

Mais cette effervescence du marché ne coï;ncide pas nécessairement avec une vitalité équivalente de la création artistique, car le marché de l’art n’est pas l’art. Loin s’en faut. Le marché serait même l’envers de la création en ce qu’il prospère sur des valeurs sûres, déjà confirmées par l’histoire. Autant le marché a, par exemple, violemment boudé les Impressionnistes à leur époque d’intensité créatrice, autant leurs toiles tiennent la vedette de la cote aujourd’hui qu’elles sont vidées de leur pouvoir de perturber nos façons de figurer et de voir le monde.

Aussi passionnés et artistiquement sensibles soient-ils à titre individuel, les gros enchérisseurs sont toujours des investisseurs, qui préfèrent les chemins balisés aux errements incertains de la création, qui ne s’engagent guère que pour des œuvres confirmées, en quelque sorte dévitalisées, dépourvues de leur potentiel transgressif. Des œuvres devenues choses : des marchandises.
Il n’y a rien là d’étonnant. Le marché de l’art ne déroge pas à la logique générale des marchés qui est celle du profit, de la marchandise, de l’offre et de la demande.

Le marché convertit en marchandises des œuvres devenues choses, des œuvres dont l’intensité signifiante et perturbante s’est estompée, dont la force créatrice a été assimilée, domptée.
Car, contrairement aux croyances de (nombreux) historiens de l’art, les œuvres ne brillent pas éternellement avec une égale intensité dans le ciel de l’art. Comme les étoiles au firmament, leurs rayons s’estompent avec le temps. L’éclat symbolique et esthétique des œuvres, leur intensité créatrice jaillissante, se transforment, ce qui les emporte dans des destins allant de l’oubli à la sacralisation, du statut de presque-chose à celui de chef-d’œuvre.

Un chef-d’œuvre est une œuvre dont le destin a été celui de la sacralisation par un système complexe et toujours singulier de mécanismes — institutionnels, critiques, médiatiques, commerciaux, ou encore historiques — combiné à un système tout aussi singulier de qualités propres à l’œuvre. Qualités suffisamment ouvertes pour faire se côtoyer au panthéon de l’art des toiles impressionnistes et des objets surréalistes avec des ready-made, des peintures comme celles d’Egon Schiele et Gustav Klimt, et, de plus en plus, des photographies anciennes et modernes.

Le marché intervient dans l’après coup de la création en convertissant les valeurs esthétiques en valeurs symboliques monnayables. Les grandes enchères sont en effet souvent moins motivées par la valeur esthétique des œuvres que par la valeur symbolique qu’elles ont acquise, par les bénéfices qu’elles permettent d’escompter dans des logiques de spéculation, de pouvoir ou de marketing.

Une différence de nature oppose donc, d’un côté, la création ressortissant au monde des processus (dont les œuvres sont des actualisations) ; et, de l’autre côté, le marché qui, lui, prospère dans l’univers concret, quantifiable et échangeable des marchandises.
Le hiatus entre le marché et le caractère processuel de la création est apparu exemplairement avec le Land Art et l’art corporel qui produisaient des performances plutôt que des choses. Défi que le marché a relevé en proposant à la vente des photographies des actions éphémères ou lointaines. Le nouveau défi lancé au marché par la création sur internet n’a en revanche pas encore été relevé parce que les réseaux ne se laissent pas aisément convertir en choses…

Les logiques différentes et même opposées de la création et du marché tendent à remettre en cause la pertinence des politiques libérales de la culture par la stimulation de la demande, en particulier sous la forme d’allégements fiscaux et d’incitation au mécénat.
Cette politique, qui vise à encourager la création par le biais du marché, vient en effet buter contre la dure réalité d’une quasi-incompatibilité structurelle — le marché ignorant en France les quatre cinquièmes des artistes, et la plupart des œuvres non labellisées, intempestives, ou rétives aux lois du marché.

Indépendamment de leur qualité, les productions artistiques doivent en effet, pour se vendre, respecter et incorporer — c’est-à-dire esthétiquement convertir — les lois du marché dont la principale consiste à toujours rester identifiables, avec le risque de sombrer dans la répétition, ou dans la contrainte des micro variations.
Cette subordination de l’esthétique à l’économie s’accompagne, chez les artistes, de stratégies commerciales plus ou moins élaborées telles que la fidélisation d’une clientèle, l’affirmation d’une image de marque ou d’une signature, l’adaptation de la production à une demande (même latente) de la clientèle potentielle, etc.

Quant à l’économie publique de soutien à la production par un système d’aides, de bourses, de résidences, etc., elle n’exige pas moins de stratégies de la part des artistes qui doivent fidéliser un public d’administrateurs, tisser et entretenir des réseaux, et affronter les fluctuations politiques, voire l’autisme culturel des élus.

D’un côté, la subordination à l’économie sous le régime du marché; d’un autre côté, la subordination à politique et aux institutions. On y reviendra à propos de la vice-présidence du Conseil régional d’Ile-de-France chargée de la «Culture et des nouvelles technologies»…

André Rouillé

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Pierre et Gilles, Ruth et le peigne (Ruth Gallardo), 1982. Photo peinte. 35,5 x 30 cm. ©Pierre et Gilles. Courtesy Galerie Jérôme de Noirmont, Paris.

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