ART | CRITIQUE

Le jour la nuit le jour & Co

PClément Dirié
@12 Jan 2008

Photos et chansons d’enfance, questionnaire, installations : Louise Bourgeois offre son passé au visiteur, l’universalise et le problématise. En conciliant ses travaux sur le passé avec une volonté irrépressible de regarder vers le futur, d’innover sans cesse : «Se libérer du passé, c’est commencer à vivre».

Louise Bourgeois travaille l’art comme elle traite le souvenir: les yeux fixés sur le présent et sur l’avenir.
Sa présence au Palais de Tokyo, site de création contemporaine, est là pour témoigner de sa volonté de s’adresser au monde contemporain, de s’inclure dans une dynamique actuelle de recherche et d’expérimentation.

Louise Bourgeois considère le souvenir comme un art et lui assigne la même vocation thérapeutique. « Art is the guarantee of sanity » (l’art assure la santé mentale) est la phrase à retenir de l’article Louise Bourgeois at 90, Weaving Complexities publié à l’occasion de son quatre-vingt-dixième anniversaire dans le New York Times. On peut penser la même chose du souvenir et de son utilisation par l’artiste: qu’il permet à l’individu de retrouver une unité première, d’assumer son histoire personnelle et de la comprendre, d’établir l’équilibre.

Louise Bourgeois est partout cet automne, de tous les supports: sur les affiches du métro, dans les colonnes des journaux et des revues, sur les bobines du film C’est le murmure de l’eau qui chante de Brigitte Cornand, au Palais de Tokyo — rez-de-chaussée et premier étage —, à la galerie Karsten Greve, sur mon lecteur de compact-disques (un CD des chansons de son enfance «fredonnées» par l’artiste a été édité) et, peut-être et avant tout, dans l’esprit des gens, dans cet inconscient collectif qui a fait d’elle, à juste titre, une des figures majeures de l’art d’aujourd’hui. Une de ces figures dont il faut se souvenir justement !

Et ainsi, Louise Bourgeois nous donne l’occasion d’entrer dans son univers personnel et d’étudier l’entreprise créatrice. Ces deux démarches critiques sont conditionnées par ce qui est proposé au spectateur :
1. L’installation sonore, au premier étage du Palais de Tokyo, livre à l’auditeur, dans un espace immaculé et rempli par la seule voix de l’artiste, ses chansons d’enfance — époque fondatrice de toute personnalité et objet essentiel du travail actuel de Louise Bourgeois ;
2. L’installation de sculptures Eye-Benches II (un premier travail se trouve exposé à New-York) s’offre comme un espace de réflexion, renvoyant directement au titre Le jour la nuit le jour avec ses deux yeux fermés et ses deux yeux ouverts ;
3. Un questionnaire, projeté sur grand écran, est à la disposition du visiteur et réclame sa participation. Les réponses seront envoyées à l’artiste ;
4. Le film de Brigitte Cornand est une plongée complice dans le quotidien de l’artiste où celle-ci donne vie à son œuvre, par ses explications, ses commentaires et ses mises en scène ;
5. Enfin, la Galerie Karsten Greve expose ses derniers travaux: dessins, sculptures, installations et achève de rendre cohérent l’ensemble des œuvres proposées cette année à Paris.

Il est donc nécessaire pour l’artiste américaine (née en France, elle a symboliquement demandé et acquis la nationalité américaine l’année de la mort de son père) de continuer à produire et à créer, qu’il s’agisse de nouvelles démarches — ce qui est présenté au Palais de Tokyo semble plus tenir de la réflexion et de l’entreprise créatrice que du résultat — ou de poursuivre son œuvre traditionnelle.

Ce sont ces deux aspects que montre la soixantaine de pièces exposées dans le Marais.
A côté des installations-sculptures : tours-totems en coussins, poursuite du travail des années 40 et 50, ou poupées en tissu éponge rose, œuvres fragiles et émouvantes au centre de la création actuelle de l’artiste, sont essentiellement montrés des dessins que l’on retrouve dans le film du Palais de Tokyo.
S’y déploie le travail du trait, des figures géométriques et de leur assemblage. Véritable work in progress, il s’agit d’une entreprise où la spontanéité du crayon hésitant est primordiale, où l’image artistique est véritablement représentation de la création et de son processus.
D’où les séries thématiques, les contaminations entre représentation concrète et formes abstraites, les nombreuses notations intimes: «I am what I feel here and now, my needs, not my emotions and ambitions», ou «Louise aide les autres comme le faisait sa mère — les plus malheureux que moi», et ces deux appellations esthétiques : «Therapeuthic drawing» et «Musical drawing».

Et nous revoilà au cœur de la présentation du Palais de Tokyo : la musique et l’action bénéfique du travail artistique.
C’est en effet la musique, et plus particulièrement les chansons de sa jeunesse, qui constitue le matériau de l’installation: médium de la création, elle provoque sensations, travail de mémoire, plongée introspective dans l’enfance.
Et, sans doute, ce retour à l’enfance réveille en Louise Bourgeois, et lui révèle, des souvenirs oubliés qui lui permettent de faire le point sur cette période de sa vie, sur les relations entre ses parents : dans le film, elle parle beaucoup et passionnément de l’atmosphère familiale et des rapports entre elles et ses proches.

Naît ici un paradoxe : comment concilier tous ces travaux sur le passé, l’entreprise de «remembrance», et la volonté irrépressible de l’artiste de regarder vers le futur, d’innover sans cesse, de ne pas se laisser happer par un avant envahissant, car «se libérer du passé, c’est commencer à vivre» ?

Peut-être est-ce à la résolution de ce paradoxe que travaille Louise Bourgeois? En nous livrant des matériaux bruts, des photos, des chansons, des questions (Qui a fait le jour et la nuit? D’où venons-nous? D’où sortons-nous? Quand saurais-je où je vais? Pourquoi le toucher de la main de mon ami(e) m’est si agréable et me donne tant de plaisir? Pourquoi sommes-nous sur terre?), en s’interrogeant sur son enfance à l’heure de sa grande maturité, en installant au coeur de l’espace sonore un miroir déformant qui renvoie le regardeur à son présent, elle offre son passé au visiteur, l’universalise et le problématise — c’est la vocation du questionnaire.

En récusant le statisme et un regard prisonnier d’une sclérosante vision rétrospective, elle privilégie le mouvement (elle démontre dans le film qu’un de ses dessins ne prend sens et vie que dans sa manipulation) et le dialogue.

Travail sur la temporalité, l’œuvre de Louise Bourgeois se veut ici une entreprise de libération. En permettant un nouveau regard sur un passé singulier, sans cesse confronté au temps présent: les chansons de son enfance sont des enregistrements actuels de l’artiste et non passés, l’œuvre de Louise Bourgeois établit cette convergence entre l’art et le souvenir, propre à favoriser l’équilibre de sa personnalité, à produire du neuf à partir des différentes strates de son histoire personnelle.

— Le salon : Eye-Benches, granite noir du Zimbabwe, 2002. Installation (jusqu’au 6 avril 2003).
— L’exposition : le jour la nuit le jour, 2002. Installation sonore.
— Le film : C’est le murmure de l’eau qui chante de Brigitte Cornand. 1h 30 mn.
— L’exposition à la galerie Karsten Greve ( 26 sept. —16 nov. 2002). Derniers travaux : dessins, sculptures, installations.

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