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Le Grand Soir à Venise

Émilie Marsaud. La Rumeur des batailles,  votre dernière installation avant celle de la Biennale de Venise est encore visible au Lab-Labanque à Béthune…
Claude Lévêque. Le Lab Labanque est un laboratoire de production artistique installé dans l’ancienne Banque de France de Béthune datant du  début du XXe siècle. Il y subsiste toute l’infrastructure liée au tri, à la distribution  et au stockage de l’argent. On peut accéder à l’ensemble des pièces de cette forteresse.
C’était vraiment une intervention inédite pour moi; j’ai expérimenté ce que je n’aurais créé nulle part ailleurs que dans une banque. J’ai réalisé une œuvre in situ liée à la mémoire de ce lieu et à ce qu’il symbolise: le rapport à l’argent, la bourse, la finance, des thèmes que je n’avais jamais abordés auparavant. J’ai inventé un parcours au gré de toute la structure. Derrière le guichet en marbre de la banque, par exemple, j’ai installé un ring de boxe, recouvert de feuilles dorées.

Pourquoi avoir choisi d’installer un ring ?
Claude Lévêque. Le ring est lié à l’histoire de Béthune. Vous ne connaissez pas le bourreau de Béthune! Jacques Dutrez, originaire de Béthune, était un catcheur célère dans les années 70, il était surnommé le Bourreau de Béthune parce que personne ne pouvait le battre. Cette anecdote me plaisait, je l’ai mise en relation avec l’univers de la banque, en recouvrant le ring de feuilles d’or, tel un lingot, il symbolise le combat pour l’argent que sous-entend tout le système financier.

La Rumeur des batailles est-elle une métaphore liée à la crise financière actuelle ?

Claude Lévêque. Disons plutôt que La Rumeur des batailles est ce que l’argent crée. Mais je ne suis pas parti dans l’idée de parler de la crise financière lorsque j’ai démarré l’installation. J’ai travaillé en amont de la crise économique dont j’ai vraiment entendu parler le jour du vernissage à Béthune! J’ai tout simplement travaillé avec le lieu… Je travaille toujours comme cela. Je ne pars pas avec une idée, un projet  tout prêt, ce sont les lieux et leur fonction qui m’intéressent. Je fais alors émerger une mémoire, un esprit des lieux que je décale et  confronte à mes propres sources et matériaux de création. Cela donne souvent un univers teinté d’onirisme, des atmosphères étranges, inversées, surréalistes.

Le travail sur la lumière, l’utilisation de différents types de luminaires aident à créer ses ambiances «lynchéennes» dans vos installations…
Claude Lévêque. La lumière est un des éléments qui me permet de métamorphoser un lieu. Au Lab Labanque, j’ai inondé  des pièces de rouge, comme un champ de bataille pourrait être inondé de sang par exemple.
Dans la galerie des Caraches au Palais Farnèse, les voûtes sont inondées de bleu et de noir. Du coup, les autres couleurs sont annulées. Seules les statues d’éphèbes sur les rebords étaient teintées de rose pour être réactivées. J’avais aussi installé des  voilages dans la salle et des matelas au sol. Les gens pouvaient s’y allonger et se retrouver comme face à la voûte céleste. En même temps je les incitais à voir la fresque peinte d’Annibal Carrache au plafond.
Dans Mon Repos aux Arques, en 2008, j’ai créé un parcours d’ampoules guidant le visiteur jusqu’à une ancienne camionnette échouée sur une colline. L’usage des ampoules pour le parcours et d’un lustre dans la camionnette m’a permis de créer une atmosphère très particulière et inciter aussi à faire attention au lieu que j’avais trouvé incroyable en le découvrant.
J’ai repris cette installation à la Fiac en 2008. J’ai placé cette fois un tube Citroën emblématique du Paris des années 50-60 au centre du bassin dans la cour des Tuileries. J’ai ensuite créé un parcours lumineux qui incitait à élargir la vue et suggérait un nouveau regard sur les Tuileries. J’explore le lieu tout en renversant ces fonctions, le jeu de lumière m’y aide.

La musique a une part assez importante dans vos installations…

Claude Lévêque. Oui la musique est  très présente, sous plusieurs formes. J’écoute beaucoup de musique, cela me donne de l’énergie, me donne des idées. La scène punk m’a beaucoup inspiré. Je pense à Ludwig von 88, les Béruriers Noirs, les Garçons Bouchers. Il y aussi le rock alternatif, le grunge. J’adore Nirvana par exemple.
Une de mes œuvres Kurt Cobain-8 avril 1994 était en hommage au chanteur du groupe, décédé 10 ans plus tôt. Actuellement j’écoute beaucoup la scène Hardcore américaine. Je pense à des groupes tels que Sick of it all, Madball, Hatebreed, Terror. J’aime beaucoup Slayer aussi. Dans mes installations, la musique est aussi liée à l’endroit où je me trouve, elle est souvent associée à une culture plus locale, populaire.
Dans La Rumeur des batailles j’ai demandé à la Fanfare de Bruay-la-Bussière, à côté de Béthune, de jouer une marche militaire diffusée dans le parcours.
L’installation Rendez-vous d’automne, à Toulouse début 2008, intégrait justement le morceau Rendez-vous d’automne de Françoise Hardy interprété par la chorale de la maison de retraite Henri Marsaudon de la ville de Varennes-Vauzelles ou vivait ma mère.

Les souvenirs d’enfance, sont aussi un fil conducteur de vos œuvres.
Claude Lévêque. Il est vrai que dans les années 80, j’ai beaucoup travaillé autour de l’enfance, de la mémoire que j’avais de cette période. Dans La Nuit, une installation au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 1984, j’ai représenté  sept portraits d’enfants peints sur bois découpé entourés d’ampoules et disposés autour d’un tipis. Mon univers à ce moment-là était très marqué par les souvenirs. Mais je crois que ce n’est plus le cas maintenant.
Déjà dans Le Grand Sommeil, installation pour le Mac/Val en 2006, je reprenais des éléments de La Nuit, les thématiques de l’enfance et de la nuit, mais dans un contexte très différent. L’enfance est toujours importante pour moi, mais en ce qu’elle m’évoque des souvenirs. C’est plutôt l’aptitude à l’émerveillement, le côté contemplatif de tout et de rien que je conserve désormais.

Pouvez-vous parler plus précisément de votre projet pour la prochaine Biennale de Venise?

Claude Lévêque. L’installation se nommera Le Grand Soir. Mais je ne souhaite pas parler plus du projet. Le pavillon français est un ancien pavillon de chasse, c’est un lieu plutôt ingrat, chargé de son histoire de pavillon de chasse. Il y a ce péristyle à l’entrée, l’espace central, beaucoup d’arrondis, de courbes, des corniches trois espaces latéraux… Le lieu n’est pas simple à investir. D’autant que je souhaite que tous les espaces soient visibles et accessibles ensemble. L’intervention dans le lieu sera d’un seul tenant je fais un parcours global. Ce que je vais faire à Venise pourrait intégrer des éléments tels que ceux de l’installation Porcherie réalisée à la galerie Éric Fabre en 1991 et ceux de Appartement occupé, en 1993 dans un appartement HLM à Bourges.

Pourquoi Le Grand Soir?

Claude Lévêque. Le grand soir c’est l’anarchie, la révolution le changement de cap! Le «grand soir» était l’expression qu’utilisaient les marxistes et les anarchistes pour évoquer le moment de la rupture révolutionnaire, celui où la société nouvelle advient. Le «grand soir» désigne l’utopie anarchiste.

Vous vous sentez proche des mouvements d’extrême gauche, de leurs idéaux ?

Claude Lévêque. C’est ambivalent, je me sens proche, dans une certaine mesure, d’Olivier Besancenot mais la politique culturelle de son mouvement me paraît inexistante. C’est une régression absolue par rapport aux avant-gardes. Je suis plutôt pour l’élitisme partagé par le plus grand nombre, je crois en l’excellence pour tous, non pas en la médiocrité pour les pauvres que je crois ultra-réactionnaire.
L’art doit être un lieu de recherche permanent. On a besoin d’avancer dans la recherche même s’il est difficile de rendre ces recherches accessibles. Les centres d’art,  les fracs et les musées font un travail remarquable pour faire rencontrer les œuvres et les publics. Il serait dramatique que tout ce travail de fond institutionnel disparaisse en raison de coupes budgétaires.

Le Grand Soir n’a pas qu’un sens politique pour vous…

Claude Lévêque. Je crois en fait que c’est dans l’avant-garde, dans la recherche permanente que se crée le grand soir.

Portrait Jérôme Panconi