ART | CRITIQUE

Le grand monde d’Andy Warhol

PNicolas Villodre
@26 Mar 2009

Producteur prolifique, fasciné par les gadgets et avide de dollars, touche-à-tout talentueux, faussement naïf et trompeusement timide, snob ou dandy comme nul autre, Andy Warhol a exploité tout ce qui pouvait l’être dans le domaine de l’«underground», de l’art mineur — musique rock, comics, affiches, films indépendants, vidéo, mode, presse people.

«Je suis un artiste commercial», aurait dit un jour Andy Warhol. Mais il semble qu’en anglais «art commercial» signifie «art publicitaire» plutôt qu’«art de la vente», et l’expression désigne le faire-savoir ou le faire-valoir d’un produit, pas la technique du vendeur. L’artiste publicitaire apporte un plus, une plus-value, une aura à l’objet. Il ne s’abaisse pas à discuter d’argent.

Le pape du Pop, chef de gang new-yorkais des années soixante, comme l’étaient à cette époque dans le domaine de la «protest song» Bob Dylan, dans celui du rock Mick Jagger ou John Lennon et dans celui du cinéma Martin Scorsese, n’a pas inventé la poudre puisque, comme on sait, ce sont les Britanniques Lawrence Alloway, Richard Hamilton, Eduardo Paolozzi et William Turnbull qui ont eu les premiers l’idée du Pop’art.
Il n’en demeure pas moins que, producteur prolifique comme Picasso, fasciné par les gadgets et avide de dollars comme Dali, touche-à-tout talentueux comme Cocteau, faussement naïf et trompeusement timide comme Michael Jackson, snob ou dandy comme nul autre, il a exploité tout et tout ce qui pouvait l’être dans le domaine de l’«underground», de l’art mineur — musique rock, comics, affiches, films indépendants, vidéo, mode, presse people.

Picabia, Duchamp, les artistes du Bauhaus avaient valorisé le dessin mécanique, le travail en série, la reproduction, les techniques de la typographie, le design et la réclame. Du coup, les créatifs d’après-guerre, décomplexés, se sont pris pour des créateurs à part entière.

L’exposition du Grand Palais est consacrée aux portraits peints par Andy Warhol, déclinés en une quinzaine de thèmes sur les deux niveaux du palais 1900. Certains de ces «concepts», au sens publicitaire du terme, sont vagues et d’autres redondants.

Selon un malentendu, largement répandu, le Pop’art made in USA a fait œuvre de contre-culture dans les années soixante. Warhol, et il n’est pas le seul, a cherché à faire partie du système, à en tirer profit, à se faire une place au soleil en séduisant et en amusant les collectionneurs fortunés, les directeurs  de musées et les commanditaires dont il a dépendu. On sent dans ses textes sa fascination pour tout ce et pour tous ceux qui brillent. Malgré l’ironie, la dérision et l’indifférence affichées ou réelles, on ne trouve jamais trace chez lui d’une critique de l’«american way of life». Il moque certes les valeurs, les mœurs, les habitudes hétérosexuelles de son temps, mais n’attaque jamais de front la société.

Avec quarante ans d’avance sur Damien Hirst, Warhol décide de se passer des galeristes et il invite régulièrement, rituellement, à déjeuner ses clients potentiels et/ou ses modèles virtuels au bureau, comme à la maison, en compagnie de starlettes, de comparses et autres barons sachant leur rôle par cœur — une séquence de l’«Andy Warhol’s T.V» en caméra témoin et montage elliptique, aperçue à la Maison Rouge montre que les repas d’affaires étaient en réalité assez simples, sans façon, à base de buffets de viandes froides ou de plats cuisinés provenant de traiteurs comme «Les Trois petits cochons».
Warhol investit assez tôt dans l’immobilier, achète des lofts dans lesquels il installe des bureaux et il transforme la «Factory» en atelier de confection artistique, en lieu d’exhibition — dans tous les sens du terme —, en studio de photo et de cinéma, en boutique de luxe, bref en petite entreprise à l’abri de la crise, comme le chante Bashung.

Les organisateurs ont pris Andy Warhol au pied de la lettre lorsqu’il dit: «Chaque fois que je fais quelque chose, le résultat est un portrait». On a de ce fait accroché pas mal de pièces qui peuvent paraître un peu hors-sujet : Crowd (1963), Coca-Cola (1962), les coussins gonflés à l’hélium inspirés par Dali appelés Silver Space Pillows, Silver Flotations ou Silver Clouds (1966), qui par ailleurs servent d’éléments de décor à une chorégraphie de Merce Cunningham, RainForest (1968), Big Electric Chair (1968), Shoes (1980), Dollar-Sign (1981).

Warhol ne réussit pas tout ce qu’il entreprend. Loin de là. Parfois, l’idée est plus attirante que le résultat — dans Most Wanted Men n°1 (1964), il se prend pour Roy Lichtenstein et insiste sur la trame de la photo agrandie. The Last Supper (1986) et Raphael’s Madonna (1981) font sciemment «inachevés» et mettent sur le même plan l’esquisse et le tableau final, la reproduction et l’original, le profane et le sacré.
Alfred Hitchcock (1983) envisagé de profil, pour changer, est surligné par une ligne courbe. Il lui arrive aussi de bâcler — Peach Marilyn (1962). De temps à autre, le travail est tout ce qu’il y a de plus léger: chacun sent que c’est du réchauffé — Mona Lisa (1979).
Des toiles n’ont en outre aucun intérêt plastique — Dominique de Mesnil (1969), Happy Rockefeller (1968), Judy Garland (1979), Lana Turner (1985), Diane Keaton (1984), Sylvester Stallone (1980), Daniela Morera (1985), etc.
On ne parle même pas des ratages complets — Neuf têtes de Japonais, Brigitte Bardot (1974), Lady Di (1982), Ten Portraits of Jews of the Twentieth Century (1980), Lenin (1986)…

Heureusement, l’exposition présente aussi les «masterpieces», ces tableaux qui vieillissent bien et qu’on revoit avec plaisir d’une exposition à l’autre — les rétrospectives du Centre Pompidou en 1987, de la Fondation Cartier en 1990, du Musée d’Art contemporain de Lyon en 2005.
La Silver Liz (1963), les Twenty Marilyn (1962), l’affiche politique relativement engagée, avec, qui plus est, d’élégantes interventions graphiques : Vote McGovern (1972), le gigantesque et excellent portrait de Mao (1973), le sexy An American Lady (1976), le portrait graffité de Mick Jagger (1975), dans la veine de la pochette du disque Love You Live, les Four Marlons (1964, en un noir et blanc presque effacé, le coup de chapeau à Leo Castelli (1975), qui, avec Alexandre Iolas et Ivan Karp lança la carrière du peintre, ce, longtemps avant l’ère Vincent Fremont, le Man Ray (1974), qui a le même empâtement (la même empathie, serait-on tenté de dire aussi) que la mère de l’artiste, Julia Warhola, de la même année, le Georgia O’Keeffe (1980), un des portraits qui inaugurent le cycle des tableaux à paillettes ou, plus exactement, à la poudre de diamant, le Jean-Michel Basquiat (1984 ), une oxydation ou «piss-painting» sur cuivre, le narcissique Willy Brandt posant avec un fume-cigarette (1976), le grandiose Indien d’Amérique Russel Means (1977)…

Les premiers portraits en noir et blanc sont obtenus à partir de «clichés» (attention: double sens!) aux formats les plus divers. Ils sont issus de magazines grand public. Le tableau morbide, autrement dit : un peu catholique sur les bords, de Jackie feu Kennedy — pas encore Onassis —, participe de l’iconographie de la mort. Bigot se rendant tous les dimanches à la messe, l’artiste a toujours été fasciné par les Madones: il engagera d’ailleurs à un certain moment des mannequins donnant le sein à leur bébé pour réaliser une série de portraits. L’expo se termine par des vanités — ce n’est pas tout à fait vrai, puisque les nuages gonflés d’hélium la prolongent et qu’une dernière salle, la seizième, la plus warholienne de toutes, est une boutique confinée vendant des reproductions, des produits dérivés, des objets et des gadgets, à des prix abordables.

Ce qui est nouveau et intéressant dans cette exposition, ce sont ses bonus audiovisuels. Après les photomatons d’Ethel Scull, on peut admirer 24 moniteurs diffusant des films muets tournés en noir et blanc dans les années soixante et composant une étonnante mosaïque humaine avec des personnalités du monde de l’art et des créatures issues de la Factory : John Giorno, Marie Menken, Jack Smith, Nico, Edie Sedwick, Ondine…

Puis, on arrive aux photos couleur des années 70, réalisées par Warhol himself. Outre que l’albinos avait le trouble obsessionnel compulsif de l’enregistrement, au mini-k7, à la caméra 16 ou en vidéo, celui de l’accumulation (d’immeubles, de caisses bourrées d’objets et de courriers reçus mais non lus, d’œuvres d’art…), il a pu chercher à éviter ainsi les réclamations de droits d’auteur de la part des photographes. En tout cas, c’est la période où il ne cesse de prendre des polas.

Les polaroïds, une fois choisis, sont recadrés, agrandis (ils feront environ 1 m de côté), imprimés sur toile au moyen de la sérigraphie — on retrouve cette technique proche de la décalcomanie surréaliste chez Rauschenberg. Les visages sont à l’occasion retouchés, corrigés, colorés — les canons de la beauté de Warhol sont ceux des Grecs, ceux d’Alain Bernardin ou de Goude. La peinture est la plupart du temps lisse et forme des aplats fauves. Parfois, les têtes sont rehaussées de traits sûrs de leur fait, étonnants de justesse et de force.

La sérigraphie donne un coup de vieux aux calques, à la mise à carreau, au dessin à la chambre claire, aux pochoirs, aux épiscopes. Warhol joue et jouit des bavures, des variantes, des séries illimitées produites à partir de matrices obtenues à volonté.

Une actualité de l’Ina — un JT confidentiel car nocturne — présente quelques plans de l’expo de Warhol au Musée Galliera, en 1974 — la voix off du journaliste prononce avec bon sens, comme il se doit, «Varhol» et non «Ouarhol»… comme dans la langue maternelle slovaque! —, cite une courte réplique du peintre, à peine audible. Le reportage donne quelques réactions de soixante-huitards attardés sur le thème de la récupération de la Révolution ou de la marchandisation de l’art.

D’autres documents audiovisuels nous montrent la façon de travailler de l’artiste, son tour de main et son tournemain, les secrets du métier, sa façon par exemple d’étaler l’acrylique sur des toiles posées à même le sol. Une partie des coulisses de la Factory.

La séance de pose de Debbie Harry (1980), est analysée dans un «making-of» vidéographique dans lequel l’artiste étale une centaine de clichés avant d’opter pour une expression, le bon angle, la mèche idoine, le sourire adéquat, le regard qui tue et qui ne trompe pas.

Les polaroïds obtenus avec l’appareil à longue focale, le «Big Shot Polaroid Portrait Land Camera», qui produisait des images rectangulaires, en hauteur, sont rassemblés dans des vitrines et exposés comme des fétiches, des pièces à conviction, des œuvres en soi.

Il faut dire que le Polaroïd était à cette époque la vidéo du pauvre.

Andy Warhol
— Triple Elvis, 1963. Encre sérigraphique et peinture argentée sur toile. 208,3 x 175,3 cm
— Portraits in drag, 1981. 27 polaroïds. 10,8 x 8,6 cm
—Mao, 1973. Acrylique et encre sérigraphique sur toile. 448,3 x 346,1 cm
— Lana Turner, 1985. Acrylique et encre sérigraphique sur toile. 101,6 x 101,6 cm
— Ernesto Esposito, 1986. Acrylique et encre sérigraphique sur toile. 101,6 x 101,6 cm
— Debbie Harry, 1980. Acrylique et encre sérigraphique sur toile. 106,7 x 106,7 cm
— Jean-Michel Basquiat, 1984. Acrylique et encre sérigraphique sur toile. 228,6 x 177,8 cm

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