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Le Dortoir

PBarbara Le Maître
@12 Jan 2008

Un lendemain de fête dans un immeuble populaire : les vestiges de la noce et des corps inanimés. Une vidéo entre le profane et le religieux, la peinture de Vanité et le cinéma (Hitchcock, Wenders, Pasolini, Tati).

Vous êtes dans une petite pièce carrée, dans le noir, assis sur une pile de matelas. Face à vous, un film défile en boucle : douze minutes de description d’un lendemain de fête, douze appartements d’un même immeuble peuplé de noceurs endormis. En même temps qu’elle gravit un à un les étages de l’immeuble, la caméra s’enfonce toujours plus profondément dans l’espace, de façon à faire défiler les vestiges de la noce et les corps inanimés de ses acteurs. Vous êtes dans Le Dortoir.

Il s’agissait, explique Jordi Colomer, de «trouver des images d’une vanité contemporaine, une vanité en mouvements, la trace de quelque chose d’éphémère et d’intense: la musique, les mégots, les perles, les os, etc.» On reconnaît bien, en effet, dans ce paysage au sol jonché d’objets consommés, comme l’évocation de ces assemblages de choses périssables et «bassement matérielles» constitutifs de la peinture de Vanité.
Cependant, si la réminiscence prend ici une forme tellement remarquable, c’est que la question religieuse inhérente au régime pictural convoqué n’est pas uniquement versée au profit d’une critique (attendue) de la production industrielle et de la société de consommation. La question religieuse insiste dans l’œuvre, reposée ailleurs, autrement…
On vient de le souligner, chacun des corps rencontrés par la caméra est plongé dans ce qu’il faut maintenant qualifier de sommeil du juste. Ainsi, au moment où le film débute, vous entrez dans le dortoir mais, au fond, c’est à une traversée des limbes que l’installation vous invite.

Quoi, ces corps de fêtards endormis, autant de figures, sinon équivalentes, du moins rapportées aux âmes des justes, c’est-à-dire à l’espoir de la venue d’un Christ et à l’attente de la rédemption depuis un lieu incertain? On en émet volontiers l’hypothèse, non sans faire observer que la caméra, par la grâce d’un mouvement continûment ascendant, ne cesse de tirer la représentation vers le haut.
Mais voilà, lorsque le film s’achève, nous sommes revenus au point de départ. Architectures trompeuses, littéralement impossibles : il est fréquent, dans l’œuvre d’Escher, que l’on monte ou descende des dizaines de marches sans jamais accéder à un quelconque niveau supérieur ou inférieur; de façon semblable, on monte ici d’étage en étage sans pouvoir gagner les hauteurs. Le mouvement ascensionnel ne mène pas aux cieux, et la structure circulaire de l’installation — la boucle filmique — transforme l’idée de rédemption en une attente perpétuellement reconduite. Je précise encore ceci que, pendant que les hommes dorment, un être apparaît au fond du plan (alpiniste? laveur de vitres?), en train d’escalader paisiblement une échelle…

Si Le Dortoir trouve, dans un répertoire pictural plus ou moins ancien, matière à figuration, il semble que l’œuvre manifeste encore une conscience aiguë de formes plus contemporaines, en particulier de formes filmiques. Quelques exemples, en guise de conclusion…
A l’instar des raccords hitchcockiens de La Corde, le passage entre les différents espaces arpentés s’effectue au moyen de plans presque entièrement noirs — manière d’estomper la sensation de coupe. On retrouve ensuite, dans l’instance omnivoyante qui explore l’espace sans être arrêtée par aucun mur, aucune cloison, aucun plafond, quelque chose des créatures angéliques de Wim Wenders (Les Ailes du désir). L’inscription du religieux au sein d’un contexte, non seulement profane, mais surtout populaire, fait surgir le souvenir de Pasolini, de son Accattone. Enfin, il y a ici un «je ne sais quoi» de l’univers de Jacques Tati — les noceurs? le laveur de vitres? les immeubles? la série des objets de consommation? la couleur? tout cela en même temps?

— Le Dortoir, 2002. Vidéo, DVD en boucle. 12’.
— Le Dortoir, 2002. Douze photo couleur, contrecollées sur aluminium. 46 x 69,5 cm.
— Père coco, et quelques objets perdus en 2001, 2002. Vidéo, DVD en boucle. 8’

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