ÉDITOS

Le débat continue…

PAndré Rouillé

C’est plutôt rassurant ! On continue à débattre en matière d’art. Il y a encore de la vie, des interrogations, et des différences de postures sous la surface apparemment atone de la scène artistique contemporaine.
Les hasards du calendrier ont voulu que deux colloques en préparation, l’un à Limoges, éloquemment intitulé « L’artiste entrepreneur », l’autre à Paris, «L’art et le politique interloqués», suscitent par leur simultanéité des interrogations,

et instaurent de fait un dialogue contradictoire sur la question récurrente de la place et du rôle de l’art et de l’artiste dans le cours du monde. La conjonction de ces deux événements, et l’écart qui les sépare, auront au moins souligné que des lignes de forces, sinon de fractures, assez distinctes persistent dans le champ de l’art qui peut parfois apparaître comme un ensemble souvent désordonné de pratiques individuelles et isolées.

En fait, les oppositions et les divergences n’ont pas disparu, bien au contraire, c’est plutôt la posture critique qui s’est amenuisée avec la marchandisation croissante du monde, c’est-à-dire, sur le plan de la pensée, avec un basculement qui s’est opéré au cours des dernières décennies de la négativité (notion majeure chez Adorno notamment) vers la positivité, valeur fétiche du libéralisme.
On en veut pour preuve la récente conjonction temporelle hautement signifiante de deux autres événements : le Cipac (Congrès interprofessionnel de l’art contemporain) à Metz, et le FSE (Forum social européen) en Seine-Saint-Denis.
D’un côté, un Congrès interprofessionnel de l’art contemporain portant sur des «problématiques soulevées par les professionnels français dans le contexte européen»; congrès aux problématiques molles et aux «enjeux» apparemment plus français qu’européens, plus professionnels, voire politiques, qu’artistiques; congrès accueillant le ministre de la Culture dont l’on connaît les visées sur la mairie de Metz et la médiocre part réservée à l’art contemporain dans le budget de son ministère. D’un autre côté, la réunion européenne des altermondialistes contre l’Europe libérale et la marchandisation de la vie, notamment de l’art et de la culture.

Le colloque sur «L’artiste entrepreneur» fait certes écho aux contacts croissants que l’artiste noue avec le monde de l’entreprise, et à la nécessité de plus en plus grande pour lui d’agir en manager, voire de présenter son travail sous couvert d’une entreprise. Mais peut-on affirmer, comme le font les organisateurs, qu’«après l’artiste en travailleur, le temps semble être venu de l’artiste entrepreneur» ?
Quels artistes? Quelle importance quantitative ? Autrement dit, le risque est grand de tordre la réalité de la condition d’artiste aujourd’hui, d’oublier, dans un esprit tout libéral, la masse des artistes-travailleurs (ou des intermittents) derrière la success story de quelques artistes-entrepreneurs.
Les questions posées font augurer un colloque à haut risque. Risque idéologique («L’artiste en entrepreneur, l’émergence d’une nouvelle utopie?») ; risque esthétique («Les propositions des artistes évoluent-elles inévitablement de la production d’objets à des prestations de services ?») ; risque théorique, enfin : «L’autonomie de l’art est-elle une notion dépassée?». Les points d’interrogation ne changeant rien à l’affaire, tant il est vrai qu’«il n’y a pas de question, on ne répond jamais qu’à des réponses» (Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux).

Si l’on ne peut évidemment pas préjuger du contenu des interventions, ni de la manière dont ces questions seront abordées, il reste que leur caractère ostensiblement non dialectique rendra l’exercice difficile. Notamment à propos de l’autonomie, qui est présentée comme un état (menacé) de l’art, cela en dépit du fait que Theodor Adorno a beaucoup insisté sur «le double caractère de l’art comme autonomie et fait social» (Théorie esthétique).

Or, c’est par cette dialectique entre autonomie et fait social que l’art peut être politique, à la fois dialoguer et « disloquer » comme on le verra peut-être lors du colloque organisé à la Sorbonne par le Cerap (Centre d’études et de recherches en arts plastiques de l’université Paris I).

Si les œuvres peuvent être politiques, ce n’est pas en évoquant des épisodes ou des faits politiques, mais en inventant les formes, les matériaux, les territoires, les modes de circulation et de réception par lesquelles elles peuvent, elles les œuvres, se mettre en prise avec le cours du monde, résonner esthétiquement aux mouvements politiques du monde.

André Rouillé.

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Thomas Struth, Tokyo Fair, Tokyo, 1999. C-Print. 174,6 x 227,6 cm. Courtesy Galerie Marian Goodman, Paris & New York.

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