ART | CRITIQUE

Le Corps comme sculpture : Sanja Ivekovic

PPavlina Krasteva
@17 Mar 2010

Les œuvres de Sanja Ivekovic engagent une réflexion sur les relations entre le genre sexuel et le pouvoir, sur les réalités sociales et politiques de l’ex-Yougoslavie, et de la société en général.

À travers la vidéo, le film, les installations, la photo et le collage, Sanja Ivekovic met en avant le corps comme objet de modélisation. L’image qu’elle donne du corps, c’est l’image en miroir de la société, comme l’indiquent les performances filmées dans les années 1970, et actuellement exposées au musée Rodin.

La vidéo Instructions N°1 (1976) montre en gros plan la tête d’une jeune femme, l’artiste elle-même. Avec un pinceau, elle dessine des flèches noires sur son visage — le front, le contour des yeux, les jeux, le menton, le cou — comme pour une préparation de chirurgie esthétique. Puis, elle masse son visage en suivant les flèches pour les effacer doucement.
Corriger le visage, supprimer les rides, éliminer les petits défauts, la singularité, ou bien, comment formater son corps? Comme dans nombre de ses Å“uvres, Sanja Ivekovic évoque l’influence des médias dans la formation des stéréotypes féminins.

Les zones qu’elle délimite sur son visage sont comme des frontières, des lignes de partage et d’affrontements: elles déterminent des territoires. Originaire de Croatie, Sanja Ivekovic a vécu en Yougoslavie avant son éclatement, à une époque où le régime communiste espérait dépasser les questions nationales par la consolidation d’une identité yougoslave.
Avec Instructions N°1, Sanja Ivekovic relie la construction d’une identité personnelle avec celle d’un territoire; elle dénonce l’uniformisation des corps, l’abolition des différences et des individualités. Nécessaire pour la construction d’une identité, la notion de différence est aussi à l’origine de nombreux conflits…

En créant une sensation d’illusoire déplacement, la vidéo Monument (1976) met en tension le mobile et l’immobile. L’artiste, caméra à la main, filme en gros plan un homme torse nu, figé comme une statue. Elle tourne sans cesse autour de lui, le filme de près, des pieds à la tête, en spirale. L’intégralité de son corps n’est jamais visible, on n’en voit que des fragments abstraits.
L’homme est mis en piédestal, érigé en «Monument», un monument à la mémoire de victimes, ou de l’Homme?
Et la femme marche autour de lui, invisible, seul le bruit mesuré de ses talons reste audible, hypnotique comme le tic-tac d’une horloge. La vidéo est en mesure d’emporter le spectateur, le soumettre aux effets de vertige par ce cycle rythmique en spirale.

Par la technique du split screen (qui permet la confrontation de deux images sur l’écran) la vidéo Meeting Points montre une performance réalisée deux fois, en deux jours consécutifs (31 oct.–1 nov. 1978) au centre d’art Western Front à Vancouver.
Le dispositif filmique est celui d’une caméra de surveillance, placée en hauteur et en plongée.
Dans le cadre gauche, on voit la galerie vide où Sanja Ivekovic seule se déplace entre plusieurs points blancs tracés au sol en suivant les directives autoritaires qu’elle se dicte à voix haute: «Aller au point 2. Tourner à gauche. Aller au point 6, face au mur. Un pas à droite. Tourner. Aller au point 12, etc.»
Le cadre droit montre l’événement filmé le deuxième jour, en présence du public qui regarde la performance et observe en même temps sur un moniteur celle de la veille. Sanja Ivekovic reproduit les mêmes actions en obéissant aux mêmes contraintes. La performance initiale, à caractère privé, est ainsi rejouée dans un contexte social.
Sanja Ivekovic crée des «points de rencontre» (Meeting Points), entre en contact avec les visiteurs, discute avec eux, ce qui entraîne un léger décalage des mouvements entre les deux images. Elle demande une cigarette et du feu, prend le verre de l’un et la canette d’un autre, etc. Elle se déplace entre les points, joue avec le public, et révèle cette interaction grâce au split screen qui confronte les deux événements.
Au-delà des déplacements dans l’espace, se pose la question de l’autorité. Sanja Ivekovic s’inflige un système de contraintes dans ses déplacements et soumet le public présent le deuxième jour à ses désirs et ses envies. Elle se manipule et manipule l’autre.

Dans Personal Cuts (Coupes personnelles, 1982), la tête de l’artiste est voilée d’un bas noir, comme une seconde peau.
Avec une paire de ciseaux, Sanja Ivekovic découpe peu à peu le tissu qui forme des cercles, jusqu’au dévoilement complet du visage. Chaque «coupe» est suivie d’une courte séquence tirée d’archives documentaires sur la Yougoslavie montrant une représentation de la société idéale: des défilés d’hommes en marche vers un «avenir glorieux», des enfants munis de drapeaux saluant des travailleurs dévoués au régime, des femmes modèles, des revues de mode.
Personal Cuts confronte le montage filmique avec la modélisation de la société communiste. Cela au moyen d’un double «cutting»: celui de couper et assembler bout à bout plusieurs plans pour en choisir les meilleurs ; celui de la mise relation avec les images idéales de la société. C’est l’usage de l’image à des fins de propagande que ce procédé du montage dénonce.

Liste des Å“uvres
— Sanja Ivekovic, Instructions No. 1, 1976. Vidéo, noir et blanc, son, 6’
— Sanja Ivekovic, Meeting Points, 1978. Vidéo, couleur, son, 23’
— Sanja Ivekovic, Personal Cuts, 1982. Vidéo, couleur, son, 3’40

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