ÉDITOS

Le choc des vérités

PAndré Rouillé

La vérité fait aujourd’hui à nouveau l’objet d’un vif débat. Un violent différend oppose Claude Lanzmann, le célèbre auteur du film Shoah, et l’écrivain Yannick Haenel dont le roman Jan Karski a reçu le prix Interallié 2009. Au-delà d’un évident conflit de générations, d’intérêts, et de pouvoirs, le débat concerne tous les domaines de la culture et de la pensée contemporaines parce qu’il traite de la toujours problématique production de vérité, et la plaie toujours béante de l’holocauste.

La vérité fait aujourd’hui à nouveau l’objet d’un vif débat. Un violent différend oppose Claude Lanzmann, le célèbre auteur du film Shoah, et l’écrivain Yannick Haenel dont le roman Jan Karski a reçu le prix Interallié 2009. Au-delà d’un évident conflit de générations, d’intérêts, et de pouvoirs, le débat concerne tous les domaines de la culture et de la pensée contemporaines parce qu’il traite de la toujours problématique production de vérité, et la plaie toujours béante de l’holocauste.

La polémique s’est cristallisée autour du roman de Yannick Haenel qui relate l’histoire vraie de Jan Karski, un résistant polonais durant la Seconde Guerre mondiale, que Claude Lanzmann avait déjà fait figurer dans Shoah.
Jan Karski fait partie de ces Polonais non juifs qui ont résisté à l’extermination des Juifs par les nazis. Après l’avoir clandestinement introduit dans le ghetto de Varsovie pour lui montrer l’horreur de l’extermination, les résistants juifs lui ont demandé d’en porter témoignage auprès des Alliés, notamment auprès de Roosevelt qui l’a reçu en juillet 1943.

Le roman se divise en trois parties: la première analyse l’intervention de Jan Karski dans le film Shoah de Claude Lanzmann; la deuxième est une évocation du livre intitulé Mon témoignage devant le monde que Jan Karski a publié en 1944; la troisième partie raconte à la première personne, sur un mode fictionnel, la rencontre que Jan Karski a eue à la Maison Blanche avec un Roosevelt dépeint comme repu et baillant, lubrique, et guère attentif au sort des Juifs.

Le roman de Yannick Haenel est un dispositif littéraire qui va par paliers progressivement vers la fiction, et qui est habité par cette conception que «la littérature ne consiste le plus souvent qu’à témoigner d’une chose dont on n’a pas été témoin ou qui, même si on en a été témoin, est irreprésentable» (Yannick Haenel, Libération, 22 oct. 2009). C’est évidemment le cas du génocide des Juifs d’Europe.
A cet égard, la posture de Yannick Haenel diffère sensiblement de celle de Claude Lanzmann, qui a réagi avec la violence et le mépris d’un potentat menacé dans son empire (promettant une «paire de gifles» au «petit jeune homme»).

Le film de Claude Lanzmann a fait date parce qu’il a arraché au silence, au refoulement, et à l’indignité la réalité du génocide des Juifs d’Europe. Il a littéralement «percé la muraille d’ignorance et de silence qui enfermait alors la Shoah» (Claude Lanzmann, Le Monde, 01 fév. 2010).
Cette œuvre immense, méticuleuse et pugnace d’établissement pièce à pièce d’une incroyable et indicible vérité a exigé une logistique lourde et une série d’actions stratégiques pour «piéger beaucoup de monde» (la bureaucratie communiste polonaise, les nazis, etc.). Elle était dotée d’un protocole basé sur un tissu d’interviews croisées de témoins et d’acteurs (encore en vie) du drame. Elle s’est également incarnée dans une esthétique d’inspiration documentaire, réputée (à tort) être transparente et claire, a-subjective, dépourvue d’effets formels de séduction et de dramatisation. Cette esthétique documentaire, qui croit en la transparence des images, en leur capacité à établir un contact direct (non brouillé par la forme) avec les choses, repose sur une acception moderne de la vérité. Acception selon laquelle la vérité (au singulier) n’est jamais plus forte que lorsqu’elle est arrimée aux faits et aux choses, et validée par eux.

Le différend entre Claude Lanzmann et Yannick Haenel concerne en réalité la notion de vérité, les façons de l’établir et de la transmettre.
Pour Yannick Haenel, «le témoin pur n’existe pas» (Libération, 22 oct. 2009), la transparence du document est un leurre, la forme et le point de vue neutres sont des mystifications, l’exactitude n’est pas l’envers absolu du mensonge.

On n’en finirait pas de relever dans Shoah les effets de dramatisation, les choix formels, les sélections, les actions de montage, qui sont autant de constructions, de formes de récit et de fiction.
Les prétentions du document à l’exactitude, à l’objectivité, à l’exhaustivité et à la vérité masquent (idéologiquement) que la transparence documentaire n’est pas une absence d’écriture, mais une esthétique particulière d’écriture: une écriture de la transparence.

Alors que Yannick Haenel réaffirme l’irréductible partialité du document, Claude Lanzmann la dénie obstinément et violemment. Haenel ne s’oppose pas à la vérité documentaire de Shoah à laquelle il consacre toute la première partie de son livre. Mais la vérité documentaire est, selon lui, trop restreinte, trop tributaire des choses, des faits, et des témoignages. Le document pur n’existe pas sans une part de fiction, pas plus que la vérité sans interprétation.

Défendre que la vérité est une chimère, qu’elle est une construction toujours hybride pour laquelle la réalité n’est guère qu’un matériau; soutenir qu’elle est un mélange de faits et de fiction; cela consiste à sortir la vérité de sa configuration unidimensionnelle pour la faire passer dans l’ordre des multiplicités, et à désigner l’imagination et la littérature comme ses opérateurs les plus féconds. Telle est la démarche littéraire de Yannick Haenel: inventer une «littérature qui fonde sa légitimité dans la tension entre le documentaire et la fiction, entre l’histoire et la poésie, entre le représentable et l’irreprésentable» (Libération, 30 janv. 2010).

Mais le choc des vérités entre Yannick Haenel et Claude Lanzmann n’est pas seulement philosophique et littéraire. Il est éminemment politique.
Au fil des interviews, Claude Lanzmann a méthodiquement façonné une vérité à partir d’un faisceau de paroles croisées, souvent incertaines, et nécessairement éphémères de témoins, de victimes et d’acteurs de l’holocauste. Or, cette vérité des témoins qui ont été en contact direct avec les faits, Claude Lanzmann la dit indépassable et absolue. Et il s’en sert pour désigner les responsables du drame: les nazis, bien sûr, et l’antisémitisme (supposé endémique) des Polonais.

L’audace du roman de Yannick Haenel est de littérairement complexifier cette vérité pour en faire advenir d’autres faces. En particulier celle-ci: les Alliés, qui sont aujourd’hui les meilleurs amis de l’État d’Israël, n’auraient-ils pas délibérément laissé se dérouler l’extermination des Juifs d’Europe. Ce que Claude Lanzmann dément catégoriquement.

André Rouillé.

Lire:
— Yannick Haenel, Jan Karski, Gallimard, 2009. 208 p.
— Yannick Haenel, «Briser les frontières», Libération, 30 janv. 2010
— Claude Lanzmann, «Jan Karski de Yannick Haenel: un faux roman», Marianne, 23 janv. 2010.
— Claude Lanzmann, «Non, Monsieur Haenel, je n’ai en rien censuré le témoignage de Jan Karski», Le Monde, 31 janv. 2010

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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