ART | CRITIQUE

L’aventure des détails

PFrançois Salmeron
@24 Mar 2016

Jean-Michel Alberola fonde sa pratique sur une compilation de lectures et de références artistiques puisées dans l’histoire. Au Palais de Tokyo, il tisse de nouveaux liens entre ces fragments épars et fait émerger une forme plastique inédite, porteuse d’une réflexion critique sur l’air du temps.

L’univers de Jean-Michel Alberola se déploie comme un complexe tissu de bribes littéraires, d’aphorismes philosophiques, historiques ou de références plastiques, et définit la fonction de l’art comme une matière à faire penser. Dans ses peintures, apparues sur le marché de l’art au milieu des années 1980 notamment grâce au soutien de la galerie Daniel Templon, les mots et les phrases occupent une place de choix. Car chez Jean-Michel Alberola, la peinture «ne se suffit pas» à elle-même, selon ses propres dires. Elle se confronte au verbe, et s’enrichit même d’une multitude de pratiques: lithographies, livres d’édition, croquis, cartes postales, murs peints, néons, vidéos.

Face à la diversité des médiums convoqués, face à la richesse des citations qui parsèment l’exposition, et face à la multitude des œuvres présentées enfin (plus de 300 au total), le spectateur peut se sentir un temps déboussolé, voire dépassé. Comment, au milieu d’une masse artistique et intellectuelle si vive, si dense, trouver un fil directeur, un point de départ, un fondement fixe sur lequel appuyer notre perception et notre compréhension de l’œuvre de Jean-Michel Alberola?

On remarque en effet que la démarche de l’artiste, extrêmement construite, à la manière d’un livre divisé en sections ou en chapitres thématiques (au milieu desquels la géographie, l’histoire, l’économie ou la question de l’aliénation jouent des rôles cardinaux), commence par poser une question primordiale: quelle pensée préside à l’élaboration d’une œuvre d’art? Et là où la réponse de Jean-Michel Alberola demeure foncièrement originale, c’est dans sa volonté de replacer tout geste créatif ou toute pensée humaine dans un contexte historique, social, global.

L’œuvre d’art n’est pas, selon Jean-Michel Alberola, une idée provenant de nulle part, tombée du ciel, ou issue de l’inspiration géniale d’un individu isolé. A la manière de Walter Benjamin dans l’avant-propos de L’œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique, il discrédite le concept de «génie», et insiste au contraire sur les influences passées qui nourrissent la démarche de chaque créateur. Toute une histoire, tout un passé nous précèdent. Et l’artiste ne fait que piocher dans cette tradition vivace un ensemble de références préexistantes, déjà pensées et modelées par ses prédécesseurs (Eclairage en groupe stipule un néon).

Chaque individu ne fait qu’accumuler un ensemble de paroles, de pensées et de gestes hérités du passé, qui le meuvent, l’accompagnent, et lui prêtent une épaisseur. Le mythe d’une idée absolument individuelle, qui illuminerait notre esprit à l’instar d’une foudre divine, ne serait qu’une coquille vide, creuse, comme le suggère d’ailleurs l’une des premières vitrines visibles dans l’exposition. D’où l’affirmation paradoxale que l’on peut lire à même les murs du Palais de Tokyo: Inventer quelque chose de connu. Ainsi, on se rend compte que l’œuvre de Jean-Michel Alberola se fonde sur une compilation de lectures, de notes et de fragments autour desquels se développent ses idées directrices, à la manière de la boite en valise de Marcel Duchamp qui répertoriait des écrits théoriques et des reproductions d’œuvres chers à l’artiste, censés nous livrer les clés essentielles de son travail.

Finalement, l’artiste ne fait que récupérer, ressasser, redéfinir et reconfigurer un ensemble de données déjà formulées dans l’histoire. Le seul état de mes idées rappelle alors que le seul mérite de l’artiste consiste à tisser de nouveaux liens entre ces fragments épars, tirés du passé. En effet, chez Jean-Michel Alberola, tout est affaire de liens, de relations et de mises en rapport: comment connecter un maximum d’idées et d’informations pertinentes? Et surtout, comment donner forme à une idée originale, qui réunirait et reconfigurerait une multitude de données héritées de l’histoire? Cet ensemble forme un territoire morcelé, un archipel, un étoilement, dont il faut relier et faire communiquer chaque site, chaque ilot, chaque branche, suivant le modèle des connexions synaptiques.

Créer revient à prêter une forme inédite à un ensemble d’idées ou de matériaux préexistants. Il s’agit de structurer, d’édifier une constellation de bribes, d’éléments susceptibles de se faire écho, d’entrer en résonnance. De matérialiser cette constellation, de la mettre en image. La peinture entre alors en relation avec des matériaux littéraires, photographiques ou filmiques. Les médiums s’influencent mutuellement. Ils abordent une même problématique, ou déclinent une même question suivant leurs propres capacités plastiques.

Parmi les litanies de Jean-Michel Alberola, on retiendra Le Roi de Rien, série d’autoportraits de l’artiste. La figure absolue du roi, censée détenir sa légitimité de l’être par excellence qu’est Dieu, semble régner sur un royaume vide. L’être et le néant se retrouvent associés, paradoxalement. Mais plutôt que d’y percevoir une lecture nihiliste de l’humanité, de sa condition, et du pouvoir politique, le néon Rien nous rappelle que le propos de Jean-Michel Alberola se situe plutôt du côté de la tradition picturale des vanités et de ses crânes jouant le rôle d’un «memento mori».

L’œuvre de Jean-Michel Alberola semble ainsi particulièrement attentive à l’état de notre humaine condition. Condition qu’il juge servile et aliénée, s’appuyant tour-à-tour sur les écrits de La Boétie (Discours sur la servitude volontaire), Karl Marx (Le Capital), Walter Benjamin, ou Guy Debord, dont il trace d’ailleurs une sorte de biographie imaginaire en bande-dessinée. L’œuvre reprend en réalité des extraits de La vie de Rancé de Chateaubriand, que l’on pourrait croire tout droit sortis de la bouche ou de la plume du penseur situationniste, et montre la fécondité de la méthode de Jean-Michel Alberola: tisser un réseau conceptuel et un univers plastique cohérent, nourris de sources diverses, provenant de champs et d’époques épars, mais dont les propos se révèlent éminemment complémentaires.

La réflexion politique et sociétale de Jean-Michel Alberola se double d’un questionnement sur la pratique et le marché de l’art. S’il explique sa fascination pour la peinture et le cinéma en tant qu’arts de la surface (une toile ou un écran sur lesquels sont projetées des images), ou sa préoccupation pour la structure de la vision (Paupière supérieure, Paupière inférieure), Jean-Michel Alberola affronte aussi avec lucidité le contexte économique dans lequel l’art s’est empêtré.

Sans pour autant déserter le marché, où la charge critique des œuvres se trouve toutefois annihilée par leur valeur marchande, Jean-Michel Alberola développe un circuit alternatif de visibilité et d’accessibilité des œuvres à travers des livres d’édition, à la manière de Joseph Beuys ou de Marcel Broodthaers. Il édite effectivement depuis les années 1980 des livres et des lithographies censés démocratiser ses productions. Le livre, qui renferme un ensemble de reproductions de ses œuvres, se diffuse au plus grand nombre, à un prix accessible, tandis que l’original, réservé aux collectionneurs et aux marchands, flirte avec des sommes mirobolantes (Une certaine quantité de fric) que seul un petit nombre peut investir.

Jean-Michel Alberola décrit avec malice les mécanismes spéculatifs du marché de l’art. L’authenticité ou l’unicité d’une œuvre (sa qualité) accroit sa cote et sa valeur marchande (la quantité d’argent à débourser pour en devenir l’heureux propriétaire). L’œuvre jouit alors du même statut qu’une quelconque marchandise, et ne fait qu’attiser la convoitise consumériste (Je suis un objet visible de votre puissance d’achat) et la fétichisation des objets (Cette œuvre appartient à un collectionneur qui ne veut pas s’en séparer). L’œuvre d’art bascule ainsi, comme le soulignait Guy Debord, du côté de l’amusement, du divertissement et du spectacle (Pablo Pikachu).

Mais comment se sortir d’un tel marasme et de l’aliénation dans lesquels nous enferme le mode de production capitaliste? Jean-Michel Alberola nous offre quelques pistes de réflexion, alors qu’on le sent terriblement soucieux, inquiet, de l’évolution des temps modernes. A l’image d’un Non Productif Incontrôlable, on peut se mettre à la marge, se défaire de toute fonction productiviste, et se sortir de l’oppression, de l’écrasement et de l’enchaînement que nous réserve le monde du travail. En déformant la maxime de Saint Just (La pauvreté est idée nouvelle en Europe), on peut encore œuvrer pour la décroissance et s’inspirer de la philosophie de Saint François d’Assise, qui se désintéresse des biens matériels et jette les fondements idéologiques du communisme. Si l’anarchisme n’est jamais très loin (Ni la loi, ni la grâce), Jean-Michel Alberola semble plus sensible à l’utopie marxiste et à une vision progressiste de l’histoire devant aboutir à l’émergence d’une conscience claire, et non plus empêchée, malheureuse, contrariée: «Il apparaitra que l’humanité n’entame aucun travail nouveau, mais qu’elle parachève consciemment son travail ancien».

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