ART | INTERVIEW

Laurent Tixador

PElisa Fedeli
@27 Mai 2011

Au cours de ses pérégrinations-performances, Laurent Tixador se met à l’épreuve de situations aussi extrêmes que décalées et bricole de petits objets avec les matériaux qu’il trouve sur place. Rencontre avec un artiste aventurier, dont l’artisanat de voyage est empreint d’une esthétique rustique, presque atemporelle.

Elisa Fedeli. Avant de parler de vos œuvres les plus récentes, racontez-moi brièvement vos débuts. Comment en êtes-vous arrivé à privilégier le genre de la performance et une pratique nomade?
Laurent Tixador. Depuis mes études aux Beaux-Arts, j’ai toujours privilégié la performance et travaillé de manière expéditionnaire. Après un temps d’arrêt et depuis une dizaine d’années, j’ai repris cette pratique. Ce qui m’intéresse, c’est de fabriquer une situation qui influence mon comportement et propose des opportunités. L’expédition est pour moi un travail d’atelier.

Les expéditions que vous inventez et vivez sont de deux ordres: tantôt l’errance (dans des espaces de plein air, souvent naturels), tantôt l’enfermement (dans des espaces comme la cellule de prison ou le tunnel). Pourquoi le travail dans un atelier traditionnel ne vous convient-il pas?
Laurent Tixador. Entre le travail dans un atelier traditionnel et l’expédition, il y a la même différence qu’entre le David de Michel-Ange et la sculpture groenlandaise. Les Groenlandais respectent énormément la forme des objets qu’ils utilisent et créent sous de nombreuses influences, notamment celle de la forme préexistante de leur matériau. Une défense de morse a par exemple une forme bien à elle. Dans la sculpture académique, c’est l’inverse: on part d’un bloc de pierre et on le transforme avec sa pensée unique.
Dans l’atelier académique, je serais seul. L’expédition, au contraire, me permet de me mouler dans un milieu particulier et d’entrer dans une sorte de collaboration avec lui.
Le milieu est un facteur aggravant: il enlève le confort, modifie ma façon de voir les choses et m’oblige à réagir de façon inhabituelle mais, en même temps, il propose des opportunités. Dans cette contrainte, je trouve un espace de découverte.
Comme je ne répète jamais la même expédition, j’expérimente à chaque fois un nouvel espace d’atelier.

Recherchez-vous la performance au sens strict du terme, la difficulté, l’exploit, la mise en danger?
Laurent Tixador. J’essaie de me mettre le moins possible en danger mais je recherche des situations inhabituelles… Du coup, ce ne sont pas les plus simples…

Mais certaines situations que vous avez vécues paraissent totalement effrayantes! Pour Horizon Moins 20, avec Abraham Poincheval, vous avez creusé un tunnel pendant vingt jours, en prenant soin au fur et à mesure de le reboucher derrière vous.
Laurent Tixador. On éprouve de la peur seulement les deux premiers jours, du fait du caractère inhabituel de la situation. Puis, on s’y habitue rapidement et, petit à petit, un nouveau quotidien s’installe et évacue le sentiment de danger.

En 2010, vous avez construit un Bunker dans une galerie. Qu’est-ce qui vous intéressait dans cette expérience?
Laurent Tixador. C’était le moment de la fabrication qui m’intéressait. J’ai vécu sur le chantier pendant toute sa durée, dans une cabane construite avec du bois de coffrage. J’ai découvert un univers que je ne connaissais pas, en fabriquant ce type de grosse maçonnerie et en partageant le quotidien des ouvriers sur le chantier.

Vos performances donnent lieu à la création de petits objets avec les moyens du bord. Leur esthétique est si rustique qu’ils semblent atemporels. Comment abordez-vous cette phase de mise en forme?
Laurent Tixador. Je bricole des objets comme le faisaient les soldats de 1914, les marins ou encore les prisonniers. C’est une espèce d’artisanat de voyage, produit avec la matière du voyage et sous son influence. Pour moi, c’est naturel de travailler comme cela. Certes, d’un point de vue technique, mes objets sont bloqués à un certain stade mais ils sont pour moi des objets-souvenirs. J’en connais tous les éléments et les opportunités qui les ont vu naître. Comme cette figurine dont les mains et la tête sont fabriquées avec un bois de cerf que j’ai trouvé sur la route pendant la Chasse à l’homme.

Quel est, pour vous, le statut de ces objets par rapport au moment vécu de la performance? Sont-ils l’aboutissement d’un objectif ou simplement des traces?
Laurent Tixador. Ils sont tout, sauf un objectif! D’ailleurs, il m’arrive parfois de ne rien produire du tout. Comme dans le cas des marins qui fabriquent de petits bateaux dans des bouteilles en verre, ces moments de bricolage sont des moments personnels et ils adviennent une fois le travail terminé. Ce bricolage a pour moins un côté salvateur car il vient combler un moment d’inaction.

Pour La Chasse à l’homme (2011), vous avez organisé une traque dont vous étiez le gibier, sur la route Nantes-Paris. Racontez-nous cette expérience, qui a duré 26 jours, et son issue.
Laurent Tixador. Je marchais en matinée et une partie de l’après-midi, pour des raisons de température. Ensuite, j’allais me cacher en forêt et je bricolais de petites figurines à partir de matériaux trouvés en chemin, comme le bois, les bâches agricoles, un bois de cerf.
Finalement, je n’ai pas été pris. Certains«chasseurs» sont allés assez loin pour me trouver, en particulier deux d’entre eux, Baptiste Brevart et Romain Weintzem, qui m’ont survolé en avion, ont fait appel à un radiesthésiste et ont piraté mon opérateur de téléphone pour me localiser! On s’est frôlé à quelques jours près, sur la moitié du chemin, car ils avaient deviné que je ne suivrais pas une ligne droite entre Nantes et Paris. J’ai tenté de brouiller les pistes en prenant par le nord mais ils l’ont deviné aussi! C’est seulement une histoire de chance si je suis arrivé sans avoir été pris.

Par l’intermédiaire d’une annonce émise sur Facebook, cette performance invitait toute personne intéressée à devenir chasseur et à vous prendre en otage. Ainsi, elle renversait les rapports traditionnels entre l’artiste et son public. Cette Chasse à l’homme n’est-elle pas plutôt une chasse à l’artiste?
Laurent Tixador. Oui, c’était un de ses enjeux. Dans l’exposition, j’avais prévu un trophée en bois, avec le marquage de mes chaussures, au cas où un chasseur aurait gagné en me les dérobant. Si j’avais été capturé par un chasseur, il aurait touché la prime de mille euros et pris ma place au vernissage. Du coup, la pièce serait devenue la sienne.

Orchestrée via les réseaux sociaux, cette performance se donne en spectacle et se rapproche d’une forme de jeu de télé-réalité. Faut-il y voir une forme d’ironie?
Laurent Tixador. Non, je parle rarement d’ironie. Je dirais qu’il y a un postulat de départ: il permet que la situation existe. Cela peut effectivement ressembler à un jeu mais, une fois dans l’action, il n’y a pas de règles à respecter et c’est vraiment du vécu. J’expérimente des situations et j’essaie de me mettre à la portée d’une découverte, quelle qu’elle soit.

Concrètement, pour La Chasse à l’homme, quelles ont été ces «découvertes»?
Laurent Tixador. Ce sont des choses très ténues. Les figurines, par exemple, n’auraient jamais existé dans un atelier. Également, le fait de voyager traqué: cela m’a obligé à mentir sur mon identité, à devenir méfiant de tout et à provoquer par conséquent une sorte d’hostilité. La situation a modifié mon comportement habituel.

Jusqu’en 2009, vous travailliez en collaboration avec Abraham Poincheval. Pourquoi avoir mis fin à ce duo?
Laurent Tixador. Avec le temps, les situations expéditionnaires qu’Abraham et moi fabriquions devenaient un peu similaires. Maintenant, je préfère de loin travailler seul ou avec les personnes vraiment adaptées à chaque projet.

Parlez-nous de «Premier artiste au Pôle Nord», ce titre qui est le vôtre depuis 2005?
Laurent Tixador. J’ai d’abord imaginé ce projet comme un simple postulat: être le premier artiste au Pôle Nord. Puis, je l’ai proposé dans le cadre d’une bourse et il a été accepté. Le réaliser m’a demandé un temps assez long.
Le Pôle Nord géographique — qui est matérialisé par un point GPS — est un endroit où il n’y a absolument rien à faire, sauf «être le premier de quelque chose»! Ce n’est pas une histoire de titre mais une histoire de lieu. C’est un des seuls endroits sur Terre où l’on va uniquement pour «être le premier de…». Je me suis renseigné sur la possibilité qu’il y ait déjà eu un artiste au Pôle Nord. Si j’avais été charcutier, j’aurais pu être le premier charcutier! En l’occurrence, j’étais aussi le premier RMIste à l’époque.

Quelles sont les personnalités artistiques qui vous ont marqué?
Laurent Tixador. Il y en a beaucoup, Werner Herzog, Marina Abramovic, Youri Gagarine, les explorateurs polaires, Henry de Monfreid, etc. J’adore les personnes qui essayent de dépasser leurs peurs et qui quittent leur confort pour d’autres situations.

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