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Laurent Marissal

Peintre tendance conceptuel, Laurent Marissal édite un livre protocole. Gardien du musée Gustave Moreau il a utilisé son «temps de travail aliéné à des fins picturales». En syndicaliste de l’art il a fait bouger l’institution en améliorant les conditions de travail de ses collègues. Quand l’art est résistance il peut transformer le monde.

Par Pierre-Evariste Douaire.

Pourquoi ce titre PINXIT Laurent Marissal 1997-2003 ?
Laurent Marissal. C’est pour inscrire le livre dans la peinture, pour bien dire que c’est un peintre qui a écrit et non l’inverse.

C’est l’histoire d’un peintre ce travail?
C’est un peintre sans atelier, celui-ci a été remplacé par son lieu de travail, en l’occurrence un musée. J’ai fait de ce lieu aliéné une œuvre. D’habitude l’art finit dans les musées, pour moi il y commence.

C’était une nécessité ce travail?
Comme dirait Kandinsky, mais surtout Lacenaire, c’était une nécessité «intérieure». Je travaillais comme gardien au Musée Gustave Moreau. Je ressentais mon travail comme oppressant, aliénant, assassin, broyant. Le gardien était l’abruti du musée. L’équipe dirigeante, le conservateur, nous méprisait. On n’avait pas le droit de parler, d’expliquer les oeuvres exposées. Les conditions de travail étaient précaires. Beaucoup de mes collègues étaient sous neuroleptiques. Étant peintre, j’ai transformé ce musée en atelier, inversé cette fatalité en modalité.

Quel était ton idée de départ ?
Le postulat de départ était «d’utiliser mon temps de travail aliéné à des fins picturales». Le projet est né en 1997. Toutefois je lisais et déplaçais des objets dès 1993, mais sans les répertorier. A partir de 1997, j’ai systématisé cette pratique souterraine, à l’insu de tous, et de l’administration en particulier. Certaines actions étaient publiques mais restaient masquées.

Peux-tu nous parler de ces actions?
J’ai mis mon doigt dans la peinture fraîche du musée en rénovation, j’ai déplacé des chaises, les pièces d’un échiquier, j’ai exposé une canette de jus de fruit au milieu de céramiques. Toutes ces actions picturales me permettaient de recouvrir du temps. Mon travail de peintre, mon travail de peinture était de trouver des formes et des gestes pour recouvrir le temps aliéné. Certaines d’entre elles me permettaient réellement de repeindre le temps comme d’arriver en retard le matin ou de ne rien faire.

Ces actions picturales sont invisibles?
Non. Mon empreinte de doigt est toujours visible, les chaises n’ont pas été remises en place.

Ce sont des choses qui ne se remarquent pas?
Oui c’est très discret. C’est stratégique. Cela permet de continuer le travail. Nous organisons d’ailleurs, avec la XVe Biennale de Paris, une nouvelle exposition clandestine au Musée Gustave Moreau, le 31 mars à partir de 14h00, à l’insu du musée. Beaucoup d’amis et de complices participeront.

Après tu es passé d’une action individuelle à une action collective, tu t’es syndiqué.
J’ai voulu donner des outils supplémentaires à mon action. Je voulais lui donner une autre ampleur. Je voulais modifier réellement nos conditions et notre temps de travail. Créer un syndicat permettait de provoquer des travaux dans le musée. Le prétexte était d’améliorer les conditions de travail du personnel. Nous avons imposé des vestiaires, une salle de pause, des toilettes. Tout cela a été obtenu en travaillant avec zèle sur la réglementation. Il a fallu travailler à l’adhésion de mes collègues, provoquer des jours de grève, convoquer des inspections de la commission hygiène et sécurité, me faire élire par le personnel pour les représenter dans la commission administrative du musée. Pour l’anecdote elle n’avait pas été convoquée depuis 1942.

Un franc tireur de l’art comme toi, pouvait-il obéir aux mots d’ordre d’un syndicat?
Tout ceci était accompagné d’actions qui minaient ma pratique de syndicaliste, j’ai détourné le journal CGT de la Direction des Musées de France en y faisant intervenir des artistes, en y glissant des informations artistiques et non pas syndicales, j’ai profité de mon temps syndical pour aller voir l’éclipse à Reims, j’ai profité d’une réunion de négociation avec le ministère de la Culture pour voir les colonnes de Buren à travers les fenêtres du ministre.

L’art était au service des autres?
Le prétexte était mes collègues, mais ma préoccupation était essentiellement picturale. Je ne fais pas d’art social ni politique. Je fais de la peinture.

En quoi ton art est-il pictural?
La peinture révèle des rapports. Un tableau de Matisse est intéressant quand il détecte une tension. Mon travail est pictural car il joue sur des tensions.

Es-tu un résistant de l’art?
L’art c’est avant tout un acte de résistance. C’est Deleuze qui écrit ça, je crois. J’ai l’impression que le monde pourrait être meilleur si on pensait autrement. L’art peut y contribuer. Il peut résister aux mensonges ambiants, aller vérifier les informations, les recouper, les mettre en perspectives.

Être artiste c’est surveiller ?
Plus que de surveiller, c’est d’être à l’éveil, attentif, se démarquer des poncifs, des mythes artistiques, muséographiques. C’est lire La Lettre volée, c’est peindre le non visible non caché.

Il y a beaucoup d’humour dans ton travail.
Il y a surtout de l’ironie, cela permet de prendre les choses de biais.

Tu as des retours de ton livre de la part du Musée Gustave Moreau et de la CGT?
Non pas encore, je suis au début de la diffusion du livre. J’attends avec impatience les retours. Pour «La force de l’art» j’ai fait une action. J’ai distribué mon livre à tous les gardiens de l’exposition en leur demandant de m’expliquer leurs conditions de travail. Deux m’ont envoyé un texte et leur expérience est similaire à la mienne. Ils m’ont expliqué comment ils étaient obligés de porter le gilet rayé de Buren par exemple, contre le désir même de l’artiste. Tous ces commentaires, tu peux les retrouver sur mon blog (1) . On peut aussi y voir quelques vidéos réalisées au musée.

Quel constat fais-tu de tes actions individuelles et syndicales?
Je suis un cheveu dans la soupe. Par ma pratique j’essaie de fabriquer mon existence, de mesurer le degré de liberté que nous accorde notre temps.

(1) http://painterman.over-blog.com

Informations pratiques:
Pour acheter le livre 10 euros
Trois libraires à Paris :
— Marissal Buecher. 42, rue Rambuteau. 75003 Paris,
— Florence Loewy books by artists. 9, rue de Thorigny. 75003 Paris
— Librairie de la Galerie Yvon Lambert. 108, rue Vieille-du-Temple. 75003 Paris
Ou sur commande :
http://painterman.over-blog.com

A voir:
10 après, Exposition Clandestine
Jean Charles Agboton Jumeau, Karel Alafia, Laurent Buffet, Leszek Brogowski, Dymen, Et n’est-ce, Claude Gintz, Alexandre Gurita, Elisabeth Lebovici, Sébastien Levassort, Lefevre Jean Claude, Patrice Loubier, André Marissal, Hubert Renard, Véronique Vassiliou…

31 Mars 2007, à partir de 14h00
Musée Gustave Moreau,
14 rue de la Rochefoucault,
75009 Paris. M° Trinité

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