ART | CRITIQUE

L’Atelier

PMuriel Denet
@29 Mar 2010

Pour qui n’avait pas vu la grande rétrospective Lucian Freud en 1987, le Centre Pompidou offre l’occasion de (re)découvrir, en une monographie resserrée autour du thème de l’atelier, la peinture, connue par une pléthore de reproductions, mais peu vue en France, de l’artiste réputé le plus cher du monde.

L’atelier occupe une place déterminante dans le travail de Freud. Il est la clef de voûte d’un dispositif pictural, ancré dans une tradition que le modernisme avait remisée, incluant chevalet, peinture à l’huile, et observation longue et minutieuse d’un modèle vivant, le plus souvent nu. Il fait aussi figure de chambre noire, où l’artiste enregistre méticuleusement ce qui lui advient du monde.
Un monde qui entre par les fenêtres, quand les stores n’en sont pas baissés, ce qui est rare : une rue proprette de Notting Hill (Large Interior, Notting Hill, 1998), l’océan des toits et building de Paddington (Two Irishmen in W11, 1984-1985), ou ce qu’en voit le peintre en se tournant vers l’extérieur: jardinet urbain (Garden Painting, 1995), cours jonchée de détritus (Wasterground with Houses, Paddington, 1970-1972), bâtiments d’usine (Factory in North London, 1972).
Ces fragments urbains sont peints avec une précision quasi photographique: une rigueur rectiligne associée à un souci du détail exact, qui contrastent avec les corps malmenés et les visages empâtés, taillés au couteau et à la brosse, dans la lumière blafarde de l’atelier, théâtre des tourments de l’artiste, dont les modèles, proches, amis, ou professionnels aux corpulences hors norme, seraient les victimes expiatoires.

De toile en toile, l’atelier, qui s’est déplacé à sept reprises, des faubourgs populaires de Paddington au quartier plus chic de Notting Hill, se fait familier, avec ses fauteuils et sofas défoncés, le lit de fer et son matelas de laine vert, le lavabo écaillé et sa tuyauterie de cuivre, la veste suspendue à une patère, les plantes vertes souffreteuses, le lévrier indifférent, les amas de chiffons raides de peinture sèche, l’espace confiné et l’éclairage cru, le mur couvert d’une sédimentation picturale que le peintre se (com)plait à reproduire en arrière-plan de nombreuses scènes.

Scènes souvent énigmatiques, voire absurdes, peuplées de cadavres ou d’amants sous les lits, ou mises en abymes complexes, parfois ironiques, comme l’un de ses nombreux autoportraits The Painter Surprised by a Naked Admirer, où le modèle se prosterne adoratrice aux pieds du maître amusé.

Car Lucian Freud est un démiurge qui plie à ses désirs de maîtrise totale les corps et l’espace. Les perspectives fuyantes et fausses mettent à plat des compositions à la fois éthérés et crues, tenant à distance toute intimité qui n’est qu’apparente. Froideur et indifférence, à l’instar du vieil homme, assis dans le sofa du premier plan, qui, absorbé par sa lecture, reste parfaitement étranger à la scène iconoclaste d’un homme plus jeune qui donne le sein à un enfant (Large Interior, Notting Hill, 1998).

Les poses académiques de nu, dépouillées du moindre symbolisme — Lucian Freud utilise d’ailleurs le mot “naked” plutôt que “nude” —, exhibent sans retenue appareils génitaux, genoux cagneux, irritations et rougeurs, chairs flasques, écartelés dans des vues en plongée et leurs étirements de perspectives, qui imposent le regard omniscient, sinon totalitaire du peintre, rabattent et étalent la chair dans le plan vertical du tableau, projetant l’animalité du corps humain en avant, souvent confrontée à celle, plus douce, plus policée, de Pluto, le chien du maître.

L’éclairage de l’atelier aux stores baissés est souvent électrique, cru et direct, la chair grumelée rehaussée de blanc de Cremmitz irradie une lumière blafarde. Lucian Freud peint la décomposition des corps, dans des empâtements de plus en plus épais qui dissolvent ce qui pouvait rester d’individualité des visages en des expressions grimaçantes. C’est peut-être cela qui emporte le spectateur: le spectacle de la mort à l’œuvre dans le vivant.

Pour autant au terme de l’exposition, après les exercices de reprise ou de copie, de Chardin ou Cézanne, quand les monuments de chairs que sont Leigh Bowery et Sue Tilley, modèles fétiches des années 90, déboulent sans autre raison que leur exhibition sur le devant de la scène, matiérisme et maniérisme s’étouffent dans une virtuosité assez vaine. L’intensification du réel voulu par Lucian Freud se perd dans un ressassement manipulateur qui n’a plus rien à transgresser.

Liste des œuvres
— Lucian Freud, The Painter’s Room, 1944. Huile sur toile. 62,2 x 76,2 cm
— Lucian Freud, Red-Haired Man on a Chair, 1962-1963. Huile sur toile. 90 x 90 cm
— Lucian Freud, Reflection with Two Children (Self-Portrait), 1965. Huile sur toile. 91 x 91 cm
— Lucian Freud, Interior with Hand Mirror (Self-Portrait), 1967. Huile sur toile. 25,5 x 17,8 cm
— Lucian Freud, Interior with Plant, Reflection Listening, 1967-1968. Huile sur toile. 121,8 x 121,8 cm
— Lucian Freud, Buttercups, 1968. Huile sur toile. 61 x 61 cm
— Lucian Freud, Large Interior, Paddington, 1968-1969. Huile sur toile. 183 x 122 cm
— Lucian Freud, Night Interior, 1968-1970. Huile sur toile. 55,9 x 55,9 cm
— Lucian Freud, Wasteground with Houses, Paddington, 1970-1972. Huile sur toile. 167 x 102 cm
— Lucian Freud, Factory in North London, 1972. Huile sur toile. 71 x 71 cm
— Lucian Freud, Naked Portrait, 1972-1973. Huile sur toile. 61 x 61 cm
— Lucian Freud, Acacia, 1975. Huile sur toile. 45,8 x 50,9 cm
— Lucian Freud, Two Plants, 1977-1980. Huile sur toile. 149,9 x 120 cm
— Lucian Freud, Portrait of Baron H. H. Thyssen-Bornemisza, 1981-1982. Huile sur toile. 51 x 40 cm
— Lucian Freud, Reflection, 1981-1982. Huile sur toile. 30,5 x 25,5 cm
— Lucian Freud, Two Japanese Wrestlers by a Sink, 1983-1987. Huile sur toile. 50,8 x 78,7 cm
— Lucian Freud, Naked Woman on a Sofa, 1984-1985. Huile sur toile. 50,8 x 60 cm
— Lucian Freud, Two Irishmen in W11, 1984-1985. Huile sur toile. 172,7 x 141,6 cm
— Lucian Freud, Reflection (Self-Portrait), 1985. Huile sur toile. 56,2 x 51,2 cm
— Lucian Freud, Two Men in the Studio, 1987-1989. Huile sur toile. 191,8 x 120,7 cm
— Lucian Freud, Naked Woman, 1988. Huile sur toile. 70,8 x 80,6 cm
— Lucian Freud, Standing by the Rags, 1988-1989. Huile sur toile. 168,9 x 138,4 cm
— Lucian Freud, Two Men in the Studio, 1989. Eau-forte – 39,2 x 37,2 cm (feuille) ; 22,9 x 19,2 cm (planche)
— Lucian Freud, Naked Man, Back View, 1991-1992. Huile sur toile. 183,5 x 137,5 cm
— Lucian Freud, Ib and her Husband, 1992. Huile sur toile. 168 x 147 cm
— Lucian Freud, Nude with Leg up (Leigh Bowery), 1992. Huile sur toile de lin – 182,9 x 229 cm
— Lucian Freud, Evening in the Studio, 1993. Huile sur toile. 200 x 168,9 cm
— Lucian Freud, Landscape, 1993. Eau-forte – 35,1 x 38,1 cm (feuille) ; 15 x 19,7 cm (planche)
— Lucian Freud, Painter Working, Reflection, 1993. Huile sur toile. 101,6 x 81,7 cm
— Lucian Freud, Leigh under the Skylight, 1994. Huile sur toile. 271 x 121 cm
— Lucian Freud, Benefits Supervisor Sleeping, 1995. Huile sur toile. 151,3 x 219 cm
— Lucian Freud, Garden Painting, 1995. Huile sur toile. 76 x 71 cm
— Lucian Freud, Girl in Attic Doorway, 1995. Huile sur toile. 130,5 x 117,7
— Lucian Freud, Pluto and the Bateman Sisters, 1995. Huile sur toile. 175 x 135 cm
— Lucian Freud, Woman Sleeping, 1995. Eau-forte – 81,9 x 67,6 cm (feuille) ; 73 x 59,4 cm (planche)
— Lucian Freud, Sleeping by the Lion Carpet, 1995-1996. Huile sur toile. 228,6 x 121,3 cm
— Lucian Freud, Self-Portrait, Reflection, 1996. Eau-forte – 88 x 70,2 cm (feuille) ; 59,4 x 43 cm (planche)
— Lucian Freud, Sunny Morning – Eight Legs, 1997. Huile sur toile. 234 x 132,1 cm
— Lucian Freud, Large Interior, Notting Hill, 1998- Huile sur toile. 215,1 x 168,9 cm
— Lucian Freud, Garden in Winter, 1998-1999. Eau-forte – 98,4 x 77,2 cm (feuille) ; 76,5 x 59,6 cm (planche)
— Lucian Freud, After Chardin (Small), 1999. Huile sur toile. 15 x 20,5 cm
— Lucian Freud, After Chardin (Large), 1999. Huile sur toile. 52,7 x 61 cm
— Lucian Freud, Naked Portrait with Red Chair, 1999. Huile sur toile. 204,5 x 120,7 cm
— Lucian Freud, Naked Portrait Standing, 1999-2001. Huile sur toile. 109,2 x 77,5 cm
— Lucian Freud, After Cézanne, 2000. Huile sur toile. 214 x 215 cm (dimensions irrégulières)
— Lucian Freud, Afler Chardin, 2000. Eau-forte – 77,2 x 96,5 cm (feuille) ; 59,6 x 73,4 cm (planche)
— Lucian Freud, After Chardin (Small Plate), 2000. Eau-forte – 38 x 50,8 cm (feuille) ; 15,4 x 20 cm (planche). Trois fragments uniques provenant d’une eau-forte de grand format (aujourd’hui détruite)
— Lucian Freud, Head, 2001, Eau-forte, 16,4 x 22,5 cm
— Lucian Freud, Torso, 2001, Eau-forte, 17,2 x 33,3 cm
— Lucian Freud, Thighs, 2001, Eau-forte, 24,3 x 28,8 cm
— Lucian Freud, Self-Portrait, Reflection, 2002. Huile sur toile. 66 x 50,8 cm
— Lucian Freud, After Constable’s Elm, 2003. Eau-forte – 54 x 38,1 cm (feuille) ; 31,4 x 22,9 cm (planche)
— Lucian Freud, David and Eli, 2003-2004. Huile sur toile. 163 x 174 cm
— Lucian Freud, Irishwoman on a Bed, 2003-2004. Huile sur toile. 101,6 x 152,7 cm
— Lucian Freud, Painter’s Garden, 2003-2004. Eau-forte – 77,5 x 100,1 cm (feuille) ; 63,5 x 86,8 cm (planche)
— Lucian Freud, The Painter Surprised by a Naked Admirer, 2004-2005. Huile sur toile. 162,5 x 132 cm
— Lucian Freud, Painter’s Garden, 2005-2006. Huile sur toile. 142,2 x 116,8 cm

Publications
Lucian Freud, L’Atelier, catalogue de l’exposition, Ed. Centre Pompidou, Paris, 2010.

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