ÉDITOS

L’artiste-machine

PAndré Rouillé

En ces temps de troubles et de douleur sociale, Andy Warhol répéterait-il le leitmotiv de ses entretiens récemment traduits en français: «Ça n’a vraiment pas d’importance…» (p. 104).
Peut-être pas, parce que cette indifférence qu’il manifestait ainsi n’était qu’apparente, et concernait le passé plutôt que son présent. Car, répétait-il souvent: «Le monde me fascine. Quoi que ce soit, c’est vraiment beau» (p. 107). Sa pratique artistique et ses paroles allaient en effet à rebours des grandes valeurs du passé, en particulier celles qui prévalaient à l’époque de ses entretiens (de 1962 à 1987), et qui persistent encore dans certains secteurs de l’art d’aujourd’hui.
L’anti-romantisme qu’il a incarné à son époque, et auquel il a donné un élan jusque dans l’art d’aujourd’hui, telle est l’actualité de Warhol

.

La peinture, le cinéma, et l’ensemble des activités de la fameuse Factory, remettaient de fait en question les principaux ressorts du romantisme en art.
Anti-romantique était en effet l’action systématique de désacralisation de l’œuvre et de destitution de l’artiste ; anti-romantique, le parti pris de la surface contre la profondeur, et du présent contre le passé ; anti-romantique, encore, l’inscription totale et inconditionnelle de Warhol dans le quotidien de la société capitaliste, avec ses symboles les plus forts — les stars, l’argent, la mécanisation, les médias, la publicité —, comme avec ses aspects les plus banals et ordinaires.

La destitution de l’artiste et la désacralisation de l’œuvre vont de pair, et s’effectuent par l’usage de la technologie — la photographie et la sérigraphie — dans l’acte de peindre.
Pour Warhol, la photographie et la sérigraphie ne sont pas de simples outils, mais des procédures de dépicturalisation de la peinture. Il peint, mais à rebours des pratiques en vigueur, en particulier celles de Pollock et des expressionnistes abstraits qui sacralisent le geste et survalorisent la singularité de l’artiste.
«Je suis anti-tache, proclame au contraire Warhol. C’est trop humain. Je suis pour l’art mécanique. Si j’ai choisi la sérigraphie, c’était pour tirer le meilleur parti des images préconçues par des techniques commerciales de reproduction multiple» (p. 33).
Ainsi privée de son épaisseur humaine et coupée de sa tradition, la peinture perd de son aura, tandis que l’artiste s’abolit dans la machine selon cette autre formule célèbre de Warhol: «Je voudrais être une machine, et je me dis que ce que je fais comme une machine, c’est exactement ce que je veux faire» (p. 43).

L’artiste-machine produit, dans une Factory plutôt que dans un atelier, des objets-marchandises plutôt que des œuvres. Et ses productions sont réputées être si impersonnelles et si dépourvues de singularité, qu’elles peuvent être réalisées par d’autres : «Je pense que quelqu’un devrait être capable de faire les peintures à ma place» (p. 42).

Destitution de l’artiste, désacralisation de l’œuvre, mais aussi sécularisation du monde. Warhol, les artistes du pop art, et beaucoup de ceux de la Côte ouest tels que Ed Ruscha, se réfèrent à un autre monde que celui de leurs prédécesseurs.
C’est un monde banal, infra-ordinaire, dépouillé de la solennité, de la transcendance et des codes des mondes qu’ont figurés les artistes des décennies précédentes ; c’est aussi un monde au second degré, d’une artificialité assumée et revendiquée, fait de publicités, d’enseignes, de marques, de stars, et… de billets de banques.
Ce royaume de la marchandise — avec ses étoiles et symboles, ses zones grises et ses aspects sombres —, Warhol l’aborde dans toute son étendue, de l’univers enchanté des stars à l’omniprésence de la mort (la chaise électrique, les accidents de voiture, etc.), en passant par la trivialité des choses quotidiennes d’usage (les fameuses soupes Campbell).

«Tout est artificiel, je ne sais pas où l’artificiel s’arrête et où commence le réel. L’artificiel me fascine quand il est éclatant et brillant» (p. 108). Cette fascination pour les mirages de l’artificialité marchande s’accompagne chez Warhol d’un phénomène de désorientation, et de cette «perte du lien avec le monde» dont Deleuze fera l’un des grands traits de l’époque.

La fascinante artificialité du monde se confond avec son extrême superficialité, avec son devenir-surface, avec l’abolition généralisée de la profondeur, qui n’épargne par l’artiste lui-même. Sans humanité, sans aspérité, sans «taches», l’artiste-machine n’est en effet que pure surface, sans épaisseur, sans fond ni mystère, en totalité accessible au regard porté sur ses productions — sa personne comprise. «Il n’y a rien à dire sur moi […]. Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, contentez-vous de regarder à la surface de mes peintures et de mes films et de ma personne, c’est là que je suis. Il n’y a rien derrière» (p. 103).

Peut-être. Mais bien qu’il répète sans cesse que les «mots n’ont pas de sens» (p. 110), qu’il «n’y a vraiment rien à comprendre dans [son] travail» (p. 111), et que «tout est là, [qu’] il n’y a rien à dire» ( p. 60), Warhol construit au carefour de ses activités artistiques et de ses entretiens, entre faire et dire, l’une des conceptions les plus hardies de l’art, conception a-subjective et a-signifiante, radicalement anti-romantique.

L’attention anti-romantique à la triviale objectalité du monde n’enferme pourtant pas l’œuvre de Warhol dans des limites finies. Bien au contraire. Warhol va jusqu’à l’extrême finitude du monde contemporain qu’il situe moins dans de quelconques limites et bornes que dans la répétition : «Les gens font la même chose tous les jours et c’est ça la vie. Quoi que vous fassiez, c’est toujours la même chose» (p. 66), déclare-t-il. «Répéter, répéter, répéter, répéter, alors pourquoi pas dans l’art, répéter, répéter. Un Elvis, pourquoi pas vingt», renchérit un ami présent à l’entretien.
Mais l’artiste-machine Warhol ne répète pas, il met en scène l’acte répétitif. Ce par quoi ses productions, par delà leur forme finie, s’ouvrent vers l’infini.

André Rouillé.

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Joao Onofre, image extraite de la vidéo Casting, 2000. Courtesy galerie Cristina Guerra Contemporary Art, Lisbonne et I-20 Gallery, New York.

Lire :
— Andy Warhol, Entretiens, 1962-1987, Paris, Grasset , 2006.
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(Les citations et les références ci-dessus sont extraites de cet ouvrage).

— Alain Badiou, Le Siècle, Le Seuil, Paris, 2005.

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