ÉDITOS

L’artiste, le critique et le commissaire

PAndré Rouillé

On a longtemps cru et écrit que le peintre était seul devant sa toile vierge, accompagné de son seul génie, ou plus modestement de son seul talent.
Cette conception romantique de l’artiste et de la création, pour désuète qu’elle soit, anime plus ou moins directement de nombreuses prises de positions actuelles sur l’art, en particulier celles qui se situent dans la déploration de son déclin.
Les réflexions esthétiques qui ont accompagné l’art du XXe siècle ont toutefois amplement et heureusement nuancé et complexifié le schéma simpliste de l’artiste solitaire, face à face avec son œuvre.
Dans Logique de la sensation, Gilles Deleuze insiste, à partir l’œuvre de Francis Bacon, sur le fait que «c’est une erreur de croire que le peintre est devant une surface blanche», parce qu’il a «beaucoup de choses dans la tête, ou autour de lui, ou dans l’atelier»

, toutes choses qui sont présentes sur la toile, à titre d’images, actuelles ou virtuelles. «Si bien que le peintre n’a pas à remplir une surface blanche, il aurait plutôt à vider, désencombrer, nettoyer».
Contrairement aux croyances, le peintre «ne peint donc pas pour reproduire sur la toile un objet fonctionnant comme modèle, il peint sur des images déjà là» : sur des photos qui sont des illustrations, sur des journaux qui sont des narrations, sur des images-cinéma, des images-télé, sur des perceptions toutes faites, des souvenirs, des fantasmes. «Toute une catégorie de choses qu’on peut appeler “clichés” occupe déjà la toile, avant le commencement».

Au lieu d’être un territoire vierge que le peintre devrait conquérir à la force de son talent solitaire, la toile apparaît ainsi comme un palimpseste, une surface intensive, sensible aux forces du monde. Une surface esthétique et sociale sur laquelle peindre est toujours à la fois peindre avec le monde et reconfigurer l’art. Dans un autre contexte théorique, Theodor Adorno a insisté sur le caractère double de l’art : autonomie et fait social.

D’une certaine manière, les œuvres sont toujours polyphoniques, le lieu et l’expérience de dialogues croisés avec le monde et le monde de l’art. Dialogues virtuellement inscrits dans la matière esthétique même de l’œuvre, mais aussi, plus concrètement, dialogues que l’artiste entretient avec les acteurs du monde de l’art, en particulier avec les critiques et les commissaires d’exposition.

Le commissaire et le critique d’art sont en effet pour l’artiste et ses œuvres des intercesseurs par lesquels l’œuvre sort de l’atelier, de sa singularité esthétique, de son idiosyncrasie, pour rencontrer son public.
Le critique, quand il fait son travail, est en quelque sorte le traducteur de l’artiste, celui qui donne une intelligibilité à ses œuvres, qui leur trouve une équivalence verbale, discursive. Qui les rend assimilables. C’est du moins la fonction du critique à l’époque moderne et contemporaine, quand les œuvres n’imposent plus d’emblée l’évidence de leur nature artistique, parce qu’elles ne sont modernes que dans la mesure où elles reformulent les contours de l’art, au risque d’être inadmissibles en tant qu’œuvres.

A l’époque moderne et contemporaine, le critique est celui qui sauve (ou devrait sauver) l’art du non-art. Celui qui doit faire comprendre à ses lecteurs en quoi la Roue de bicyclette de Marcel Duchamp est une œuvre d’art ; en quoi elle n’est pas, en dépit des apparences, une roue de bicyclette ; en quoi elle pose des questions à l’art, et le bouleverse en profondeur.

Pour cela, le critique doit faire preuve de discernement et de modestie. Discernement, pour comprendre ce qui se joue dans une œuvre ; modestie en se dispensant d’infliger ses goûts et opinions à ses lecteurs, en se contentant de leur fournir les éléments susceptibles de les éclairer, et de leur permettre de mieux ressentir et comprendre.
On attend du critique qu’il critique, mais sans juger. Alors que la presse est pétrie de jugements sans critiques. Car, en matière d’art contemporain, le jugement est aisé, mais la critique est difficile. Alors que le jugement est sans concept et sans connaissance nécessaire, la critique, elle, suppose une certaine maîtrise du champ de l’art, de la production artistique vivante, et des débats esthétiques.

L’autre intercesseur entre les œuvres et le public est le commissaire d’exposition. A cause de la dimension critique des œuvres elles-mêmes, on a vu s’installer au cours des dernières décennies une confusion des rôles chez de nombreux commissaires qui ont cru pouvoir endosser la fonction de critique, sans craindre de se hasarder à manier les concepts. On ne compte plus les catalogues d’expositions, y compris dans les plus grandes institutions, dans lesquels les commissaires bricolent les notions et défigurent les concepts.
Or, autant l’artiste, le critique et commissaire pensent et critiquent, autant ils le font de manière différente, chacun avec ses outils spécifiques.

Le critique, qui écrit, manie des notions, des concepts, des discours. L’artiste, qui crée, manie des matériaux esthétiques qu’il combine et agence en œuvres. Quant au commissaire, il manie, assemble, convoque et dispose dans l’espace, des œuvres d’artistes. Il est à la conjonction des œuvres, d’un lieu (avec ses qualités et contraintes spatiales et institutionnelles), et du public.

L’artiste, le critique et le commissaire pensent, mais différemment. Dans des temps différents, avec des objets, des méthodes et des finalités également différents. Les rôles ne sont que rarement interchangeables avec bonheur.

André Rouillé.

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Lisa Ruyter, Twenty Minutes of Love, 2005. Acrylique sur toile. 120 x 150 cm. Courtesy Lisa Ruyter et galerie Thaddaeus Ropac, Paris.

Traducciòn española : Rose Marie Barrientos

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