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De l’art des politiques aux politiques de l’art

PAndré Rouillé

L’exposition «Kollektsia ! Art contemporain en URSS et en Russie, 1950-2000» rassemble au Centre Pompidou-Paris les quelques 250 œuvres soviétiques et russes qui ont été offertes au Musée national d’art moderne par des collectionneurs et des artistes russes sous l’égide de la Vladimir Potanin Foundation. Au-delà d’un riche panorama de la création artistique à la charnière de l’URSS et de la nouvelle Russie, l’exposition évoque les conditions souvent chaotiques et brutales de l’art au cours de la période. Qu’advient-il à l’art d’un grand pays qui bascule d’un modèle économique, social et idéologique à un autre, qui se détourne de la séquence du socialisme pour rejoindre et poursuivre le chemin délaissé de la Russie ?

kollektsia POMPIDOU
kollektsia - grisha-bruskinkollektsia POMPIDOU

Au sein du Centre Pompidou, l’exposition « Kollektsia » se situe opportunément à l’intersection de deux actualités du Musée national d’art moderne : entre l’actuel programme « Cher(e)s ami(e)s » dédié à des œuvres données au Musée au cours des cinq dernières années, et le prochain programme « Les politiques de l’art ». Comment la politique agit-elle sur les conditions de production et l’esthétique des œuvres ? Comment une œuvre d’art peut-elle être politique ? Ces questions, l’exposition les aborde aujourd’hui à un moment où, dans un contexte plus général, la politique elle-même, ainsi que les modes de représentation et les formes de pouvoir, sont aujourd’hui en plein bouleversement. En exemplifiant ces questions, l’exposition acquiert un supplément d’actualité.

A l’évidence, les pratiques artistiques soviétiques et russes de la seconde moitié du siècle dernier sont esthétiquement tributaires de leurs conditions sociales et politiques de production. Leurs formes sont, jusqu’au milieu des années 1980, celles d’esthétiques de résistance. Résistance face à un pouvoir qui, dans le sillage du stalinisme, réduit l’art aux formes du réalisme socialiste, et lui assigne la tâche de soutenir et de glorifier le pouvoir et ses réalisations, d’illustrer et de transmettre son idéologie.

L’assujettissement de l’art au pouvoir d’État perdurera tant que son sort suivra les flux et reflux du pouvoir ; tant qu’il restera, dans ses résistances mêmes, en quelque sorte un art des politiques, tributaire des tempos du pouvoir.
La « déstalinisation » opérée par Nikita Khrouchtchev après la mort de Staline en 1953 ouvre des brèches dans le « rideau de fer ». Des expositions d’artistes emblématiques de l’art contemporain occidental, tels que Picasso en 1956 et même Jackson Pollock en 1959, sont accueillies en URSS. Pour les artistes soviétiques jusqu’alors coupés de l’Occident, ces expositions sont à la fois un choc et une révélation. Un choc parce qu’elles fissurent le monolithisme esthétique du réalisme socialiste ; une révélation parce qu’elles importent en URSS des paradigmes esthétiques créés par les avant-gardes russes du début du XXe siècle, mais que le régime stalinien avait occultées. Le « dégel » politique khrouchtchevien, qui assouplit le « rideau de fer », laisse entrer en URSS un souffle nouveau d’esthétiques venues de l’art contemporain occidental. Ce qui permet aux artistes de renouer avec l’avant-garde russe, et de découvrir son rôle dans l’aventure de l’art moderne international.
Ce dégel politique crée ainsi des dynamiques esthétiques et stimule des énergies créatrices qui ébranlent les conventions du réalisme socialiste. Le « dégel » politique s’est ainsi poursuivi en art par une séquence « non conformiste » qui constitue une menace pour le pouvoir. En effet, le label « non conformiste » exprime une nette opposition esthétique à l’ordre du réalisme socialiste, cette machine idéologique à travestir la réalité dont le pouvoir a tant besoin.

Aussi, tout bascule brusquement. En visitant l’exposition organisée en 1962 au Manège à Moscou par la très officielle Union des artistes, Khrouchtchev s’offusque jusqu’à la colère d’y trouver des Å“uvres non figuratives, non conformes aux dogmes du réalisme socialiste. Il s’en suivra une énergique reprise en main des institutions officielles et un brutal durcissement à l’égard de l’art « non conformiste ». Des ateliers seront rasés, et des condamnations prononcées pour pornographie, parasitisme, hooliganisme ou schizophrénie. En 1974, une exposition organisée dans un terrain vague sera détruite par des bulldozers.
Face à l’arbitraire et l’imprévisibilité du pouvoir, les artistes « non conformistes » rentrent en résistance. Ils s’enferment dans leurs ateliers, se nichent dans des greniers, se réfugient dans des caves. Leurs Å“uvres bannies de l’espace public, ils s’organisent en communautés restreintes, et inventent de nouvelles esthétiques. Des esthétiques du repli dans les marges du pouvoir, hors des lieux officiels de production et d’exposition, et en rupture avec leurs dogmes esthétiques.

Dans ces conditions, certains artistes adoptent les moyens souples et économes de la littérature, des concepts, et d’objets modestes pour interroger esthétiquement l’art. Ce sont les artistes du « conceptualisme moscovite ».
D’autres artistes, qui se présentent comme «les petits-fils de l’avant-garde russe et les fils du réalisme socialiste» (Vitaly Komar et Alexander Melamid), pratiquent le «Sots Art». A la fois contraction des mots «socialisme» et «art», et allusion provocatrice au Pop Art américain, le «Sots Art» soumet tous les signes et symboles du pouvoir soviétique à l’épreuve d’images, d’installations et d’objets caustiques, parodiques, iconoclastes.

Dans l’URSS des années 1970, le pouvoir autocratique confère ainsi, sous le schéma binaire du conformisme et du « non conformisme », un caractère explicitement politique à l’art. Soit, dans le cas du réalisme socialiste, en l’instrumentalisant totalement; soit, en condamnant et réprimant les moindres écarts à la norme, en assimilant les œuvres « non conformistes » à des formes d’opposition politique. Le caractère politique est donc, en art, autant contextuel qu’immanent aux œuvres, autant social qu’esthétique.
Au point que la peinture abstraite, si éloignée de l’univers iconographique de «la» politique, avait acquis en URSS la force politique redoutable de provoquer la colère d’un Premier ministre, ou d’enclencher une offensive de bulldozers pour réprimer une exposition.

Il a fallu attendre le milieu des années 1980 pour que, sous l’impulsion de Mikhaïl Gorbatchev, la glasnost — la liberté d’expression et d’information — infléchisse les formes autocratiques du pouvoir. Ce qui était interdit, clandestin, réprimé, était désormais admis, reconnu, autorisé. Le « non conformisme » basculait dans la légitimité. L’art s’autonomisait des pouvoirs bureaucratiques. S’ouvrait ainsi une nouvelle époque de l’art : celle où les œuvres peuvent être esthétiquement politiques. Celle où les formes ne sont plus assujetties à des contenus volontaires ou imposés, mais celle où les formes se déploient sans entraves et font dériver les contenus…

André Rouillé

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