ÉDITOS

L’art peut-il se passer de règles

PAndré Rouillé

Le sujet de philosophie de la série «S» du baccalauréat de cette année invitait les candidats à se pencher sur la question des règles de l’art, donc de la liberté de création. Sujet bien venu quand les détracteurs de l’art contemporain persistent à l’accuser d’être le règne du «n’importe quoi».
L’art n’est-il vraiment soumis à aucune règle? La création esthétique est-elle ouverte à une liberté sans rivage? Et les artistes, affranchis de toutes prescriptions, ne suivent-ils qu’une spontanéité créatrice sans loi — leur inspiration, leur «génie»?

Le sujet de philosophie de la série «S» du baccalauréat de cette année invitait les candidats à se pencher sur la question des règles de l’art, donc de la liberté de création. Sujet bien venu quand les détracteurs de l’art contemporain persistent à l’accuser d’être le règne du «n’importe quoi».
L’art n’est-il vraiment soumis à aucune règle? La création esthétique est-elle ouverte à une liberté sans rivage? Et les artistes, affranchis de toutes prescriptions, ne suivent-ils qu’une spontanéité créatrice sans loi — leur inspiration, leur «génie»?
Autrement dit, est-ce un don d’être artiste, une qualité innée, ou acquise par un apprentissage de règles ou de savoir-faire. La création esthétique est-elle, ou non, différente de l’activité technique. Quels rapports entretiennent-elles l’une avec l’autre?

S’il est communément admis que l’art est un lieu possible de liberté, de spontanéité et d’inspiration, affranchi des conventions, des normes et des lois qui régissent l’ensemble des activités productives de la société; il apparaît également que quiconque n’est pas artiste, et que créer exige des compétences et savoirs spécifiques.

En fait, la liberté n’est jamais sans règles. Pas plus en art qu’ailleurs. L’idée de liberté repose sur les différences qui distinguent l’art aujourd’hui des autres activités productives soumises aux lois et codes de l’économie et du travail; et des codifications rigoureuses qui ont longtemps régi l’activité artistique jusqu’au XIXe siècle.
La liberté créatrice est donc aujourd’hui très relative, après avoir été très encadrée durant plusieurs siècles.

Avec la Renaissance, la représentation est passée, en peinture, sous l’ordre symbolique de la perspective géométrique et du nombre d’or — sous l’autorité de la raison. Tandis que les formes et les thèmes obéissaient moins au regard immanent porté sur ce monde-ci qu’à la vision transcendante d’un monde surnaturel fortement formaté par les préceptes de la religion.
En outre, la peinture s’apprenait et se pratiquait en atelier, dans des rapports maîtres-apprentis assez proches de ceux qui prévalaient à l’époque dans le monde de l’artisanat.
Enfin, l’édifice était placé sous la haute autorité de l’Académie des beaux-arts qui édictait des règles et veillait à leur application, en particulier en acceptant, excluant ou récompensant les artistes à l’occasion du fameux Salon des beaux-arts — haut lieu de distinction des œuvres et des artistes fidèles aux règles de l’art en vigueur.

Des règles analogues régissaient la musique, de l’architecture, la poésie, la danse, ou la tragédie soumise, elle, à la règle impérative des trois unités de lieu, de temps et d’action: «Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli» (Boileau).

Pourquoi, à l’évidence, l’art ne peut-il pas se passer de règles? Et quels rapports entretient-il avec elles?

Les règles de l’art sont, en premier lieu, liées au travail et à la maîtrise que l’artiste doit avoir de son matériau et de ses outils. Car toutes œuvres et pratiques artistiques prennent forme et consistance dans un matériau: les pigments pour la peinture; la pierre, le bois ou le métal pour la sculpture; la langue pour la poésie; les sons pour la musique; le corps pour la danse; les sels d’argent et la lumière pour la photographie; etc.

Aucun art ne peut se passer de matériau. Même l’art dit «conceptuel» n’était pas dépourvu de matériaux. Si «infra-mince» (Marcel Duchamp) soit-il, le matériau est indispensable à l’art. Et, au lieu d’être une contrainte, il est le support de la liberté créatrice, c’est dans son rapport toujours difficile et exigent avec le matériau que s’exerce cette liberté.
Car, autant l’art a besoin de matériau, autant la liberté — toute liberté réelle — a besoin d’un terrain et d’un objet d’exercice. En art, c’est dans, contre et avec le matériau que s’exerce et se déploie la liberté. C’est en apprenant à affronter, à maîtriser et à dépasser les contraintes techniques de son matériau, et à manier ses outils, que l’artiste fait advenir des formes et des œuvres. Qu’il crée.
Aussi, les règles techniques du matériau et des outils de l’art sont-elles indispensables à l’art.

En second lieu, d’autres règles s’imposent encore à l’art du fait qu’il est production de sens, que les œuvres ne sont pas de simples objets utilitaires, mais des choses signifiantes.
«La forme, c’est du contenu sédimenté» (Theodor Adorno), les œuvres extraites du matériau sous l’action de pratiques et de protocoles techniques spécifiques, sont aussi des faits sociaux, qui émanent de l’épaisseur signifiante du monde, et qui sont en résonnance sourde et profonde avec lui.
La toile blanche du peintre n’est pas vide, elle est virtuellement pleine des myriades d’images qui orientent, guident et dirigent, comme autant de règles souterraines, ses gestes, ses choix, ses postures. Règles qui brident la liberté créatrice, et qui la stimulent à la fois.

L’art s’exerce avec et contre les règles de l’art: celles, internes et autonomes, de ses matériaux et de ses outils dont l’artiste acquiert la maîtrise; celles, sociales et esthétiques, où la logique du sens rencontre la logique de la sensation dans un rapport sans cesse renouvelé, en constant devenir.

La singularité principale de l’art, qui s’est affirmée avec toujours plus de force en Occident depuis le milieu du XIXe siècle, a trait à son rapport aux règles. A l’inverse des activités productives où s’impose un strict respect des règles et protocoles, la création artistique se déploie dans une remise en question permanente et continue des règles.
Les Impressionnistes ont ébranlé la perspective et la transcendance de l’art; les Cubistes ont déconstruit la figure; les peintres abstraits ont aboli la représentation; et Marcel Duchamp a remplacé le savoir-faire manuel séculaire des peintres par la sélection d’objets tout faits…
L’aventure de l’art moderne au XXe siècle, et de l’art contemporain, a consisté à remettre en cause les règles séculaires de l’art, non pas pour s’affranchir des règles, mais pour en inventer sans cesse de nouvelles, ainsi que de nouveaux matériaux, de nouveaux protocoles, de nouveaux lieux d’art, de nouveaux rapports au monde et aux spectateurs, de nouvelles vitesses, etc.

Créer en art consiste ni à appliquer des règles, ni à les refuser, mais à en inventer sans cesse de nouvelles. Les œuvres d’art ne sont plus soumises à des règles transcendantes, elles sont à la fois invention de formes et de règles immanentes. Ce par quoi elles se situent au plus proche des pulsations du monde.

André Rouillé

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

AUTRES EVENEMENTS ÉDITOS