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L’art lave plus blanc

PAndré Rouillé

Deux mille cinq cents œuvres de cent cinquante artistes contemporains vont être présentées par tranches à Berlin durant une période de sept ans. Il s’agit de l’importante collection Flick qui suscite de nombreuses polémiques parce qu’elle a été constituée par le petit-fils d’un criminel de guerre dont la fortune a été amassée en fabriquant des armes pour les nazis, et en exploitant pas moins de soixante mille travailleurs forcés déportés de toute l’Europe occupée.

Ce pourquoi le grand-père a été condamné à une peine de prison par le tribunal de Nuremberg.
Les débats portent moins sur les œuvres elles-mêmes que sur le fait qu’elles ont été financées grâce à «l’argent du sang» : une fortune dont les racines plongent directement dans les horreurs nazies.

Au cours des vingt dernières années, l’artiste américain d’origine allemande Hans Haacke s’est appliqué à mettre en évidence les rapports souvent étroits qui lient les mondes de l’art, de l’argent et même parfois des dictatures, et à dénoncer dans les politiques de mécénat une façon de masquer ces rapports.
L’installation La liberté sera maintenant sponsorisée, simplement en petite monnaie (1990) — une tour de guet située à Berlin dans le « couloir de la mort » et surmontée d’une étoile Mercedes — rappelle le soutien apporté à Hitler et à sa politique par la compagnie Daimler-Benz; tandis que l’installation Germania, présentée au pavillon allemand de la Biennale de Venise de 1993, s’ouvre sur une photographie d’Hitler en visite à l’édition de 1934 de cette même biennale.

Aujourd’hui, les critiques contre Friedrich Christian Flick viennent peu des artistes — Renata Stih et Frieder Schnock sont les rares artistes à avoir réagi au moment du vernissage en réclamant l’«Entrée gratuite pour les anciennes travailleuses forcées». Les débats traversent plutôt la communauté juive, la presse, les partis politiques, et même la propre famille du collectionneur. Le Conseil central des juifs en Allemagne est lui-même divisé, son vice-président est opposé à l’exposition tandis que son président y est favorable.
Preuve que la société allemande est suffisamment mature pour affronter publiquement son passé le plus sombre. Preuve également que la question n’accepte pas de réponse simple.

La fortune dont Friedrich Christian Flick a hérité est-elle à jamais frappée de malédiction à cause du sang versé des travailleurs forcés et des victimes des horreurs nazies ? Est-elle de ce fait définitivement bannie de secteurs comme celui de l’art qui sont supposés incarner les valeurs suprêmes de l’humanité ?
A l’inverse, si une fortune, comme toute chose d’ailleurs, est une totalité inséparable de sa genèse et de son histoire, en hériter ne doit-il pas consister à en assumer le pire comme le meilleur ?

Pour faire face au pire, c’est-à-dire pour tenter d’estomper leur passé activement nazi et accéder à une sorte de rédemption, les Krupp ont ainsi financé largement le Fonds des travailleurs forcés. Ce que Flick a toujours refusé au prétexte qu’il a créé une fondation destinée à lutter contre la xénophobie, le racisme et l’intolérance. Mais surtout parce qu’il a fait le choix de l’art contemporain pour laver l’opprobre qui pèse sur son nom et sa famille.

Bien que ce débat soit plus politique et éthique qu’esthétique, il jette un éclairage particulier sur l’art et le monde de l’art.
L’image du collectionneur que l’on voudrait croire guidé par la seule quête d’une «satisfaction désintéressée» est mise à mal par Friedrich Christian Flick. En cela que sa passion supposée (et tardive) pour les œuvres paraît d’ordre moins esthétique que stratégique: recouvrir du voile immaculé de l’esthétique le sinistre passé qui hante son nom et sa famille.

Rien ne pouvait mieux procéder à cette sorte de purification éthique que l’art contemporain: postérieur aux crimes commis, supposé (à tort) indifférent aux contingences de ce monde-ci, trop purement esthétique pour soulever des questions éthiques, et, disons-le, trop dépendant des puissances financières pour être toujours éthiquement intransigeant. Son pouvoir rédempteur, l’art le doit au fait de se situer aux sommets de la culture, c’est-à-dire aux antipodes absolus de la barbarie.

Inscrites malgré elles dans un processus de rédemption, de rachat des crimes commis, les œuvres jouent un rôle politique d’occultation des souffrances, des morts et du sang.
La visibilité et l’éclat dont elles bénéficient aujourd’hui sont les produits directs des horreurs passées qu’elles servent à faire oublier.
Avec l’assentiment actif de certains des membres les plus éminents de la politique et de la culture, Chancelier et ministre de la Culture compris.

André Rouillé.

Le mardi 12 octobre à 19 heures
École nationale supérieure des beaux-arts de Paris

Première d’une série de tables rondes qui seront consacrées au thème :
L’art contemporain : actuel et actuel

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Jenny Holzer, Rib Cage, 2004. Installation. 146,5 x 13,33 x 11,1 cm (chaque). Courtesy Jenny Holzer ; Yvon Lambert, Paris.

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