ÉDITOS

L’art en justice! Honte à la France!…

PAndré Rouillé

Manifestement, le grand mouvement de repentance qui a traversé l’institution judiciaire au cours des derniers mois, après le fiasco inqualifiable du procès d’Outreau, ne semble pas vraiment avoir porté ses fruits, comme en témoigne la mise en examen par le parquet de Bordeaux de Henry-Claude Cousseau, l’actuel directeur de l’École nationale des beaux-arts de Paris, pour «diffusion de message violent, pornographique ou contraire à la dignité, accessible à un mineur: diffusion de l’image d’un mineur présentant un caractère pornographique». Délit passible de 75 000 euros d’amende et de trois ans de prison.
Henry-Claude Cousseau se voit reprocher (six ans plus tard !) d’avoir accueilli, de juin à octobre 2000, quand il était directeur des musées de Bordeaux, l’exposition «Présumés innocents: l’art contemporain et l’enfance». Et ce n’est pas tout : les deux commissaires de l’exposition, Marie-Laure Bernadac et Stéphanie Moisdon-Tremblay, pourraient, elles aussi, être mises en examen. Le grand jeu...

La mécanique judiciaire s’est enclenchée à partir d’une plainte déposée par une association qui s’est fixée pour mission de venir en aide à l’enfance «en danger», mais en adossant son louable engagement à un très problématique ordre moral. La plainte a fait suite au choc éprouvé par un père de famille devant une vidéo dans laquelle il a prétendu avoir vu — ou peut-être fantasmé? — une artiste autrichienne, filmée par sa mère, en train de se masturber avec un concombre avant de se suturer le sexe… Fantasme ou réalité ?
En tout cas, les organisateurs démentent catégoriquement l’existence d’une telle vidéo, et les enquêteurs, spécialement dépêchés chez l’artiste à Vienne (Autriche), n’ont pas pu établir les faits. Que resterait-il de l’accusation si l’immontrable pourfendu n’avait de réalité que dans l’esprit du plaignant?…

Peut-on reprocher, enfin, aux responsables de l’exposition d’avoir négligé de prendre les précautions d’usage pour protéger les mineurs contre le risque d’être confrontés à des images supposées pouvoir les choquer ? Nullement, parce que des panneaux de mises en garde et des circuits balisés pour éviter certaines œuvres supposées pouvoir troubler avaient été spécialement mis en place. De nombreux élèves des écoles ont visité l’exposition en compagnie de leurs maîtres qui en ont, depuis, confirmé la qualité et la haute tenue.

En fait, cette affaire dépasse de beaucoup le plaignant (manifestement horrifié par ses propres fantasmes), et les organisateurs de l’exposition dont l’incontestable probité professionnelle aura, à n’en pas douter, raison des griefs qui leurs sont faits.

La censure, fût-elle a posteriori, met en jeu une autre mécanique dont le rouage principal est une association suffisamment convaincue de la légitimité et de l’universalité de ses valeurs et critères d’appréciation pour se croire autorisée à tracer en toutes matières les frontières entre le bien et le mal, l’acceptable et l’inacceptable, et à condamner tout ce qui s’en affranchi.
Dans cet esprit, l’aide à l’enfance «en danger» consiste à pourchasser, avec la pureté enfantine en étendard, le moindre écart aux normes, aux traditions, à la morale la plus stricte. Il s’agit de la résurgence d’un vieux fond inquisitorial dont on perçoit bien les filiations politiques.

L’autre élément de cette mécanique inquisitoriale est la vague puritaine qui ne cesse de s’amplifier dans le sillage de l’ordre moral nord-américain, du climat délétère créé par le procès d’Outreau, mais aussi des crispations réactionnaires sur les valeurs traditionnelles face aux mutations de la société et des mœurs.

Enfin la mécanique de l’affaire mobilise une institution judiciaire encore secouée par le grand déballage de ses profonds dysfonctionnements. C’est pourtant elle qui a décidé une mise en examen six ans après les faits, sur la base d’éléments apparemment minces et de preuves délicates à établir.

Il apparaîtra assurément que dans l’exposition «Présumés innocents» les enfants étaient moins en danger (de pornographie, de pédophilie, ou de quoi que ce soit d’autre) que ne l’étaient les stéréotypes d’adultes sur l’innocence présumée de l’enfance amplement entretenus par les médias, la publicité et des entreprises culturelles comme Disney et consorts.
Ce qui était insupportable pour les croisés de l’innocence enfantine, c’était l’objet même de l’exposition qui venait ébranler leurs certitudes et troubler leurs doux rêves sur le monde enchanté de l’enfance. Au travers des œuvres et grâce à la force expressive de l’art, ils étaient confrontés à une approche plus nuancée, plus complexe et plus dynamique, en tout cas moins caricaturale que la leur — mais en fait confrontés à une réalité pour eux aussi inimaginable qu’inacceptable.

Il est en revanche inadmissible pour les artistes, les chercheurs, les créateurs, les intellectuels, et pour tous les acteurs du monde des arts, que ces militants procéduriers d’arrière-garde menacent, avec leurs illusions sur le monde et l’arme de la justice, les libertés de pensée, de création et d’expression.

Oui, les enfants doivent être protégés, mais pas contre la liberté de création, de pensée et d’expression. La protection des enfants ne doit pas reposer sur des stéréotypes désuets tout droit issus des univers aliénants de la marchandise et des intégrismes de toutes obédiences.
Protéger les enfants demande au contraire de les comprendre et de les respecter dans leur différence, et non pas de les fossiliser — les infantiliser — dans des constructions archaï;ques d’adultes.

Combattre les préjugés sur les enfants pour mieux les accompagner dans leur vie, leurs sensations et leur parcours complexe vers le monde adulte, exige bien d’autres dispositions que celles dont font preuve les chevaliers blancs armés de quelques notions simples et binaires de pureté et d’innocence.

Il s’agit là d’une haute et grande tâche qui ne peut être accomplie qu’avec des artistes, des chercheurs, des créateurs, des intellectuels, et plus généralement avec tous les citoyens dès lors qu’ils sont profondément attachés aux libertés de pensée, de création et d’expression sans lesquelles rien de nouveau, de grand, de dynamique et de différent n’est possible.
Le mérite de l’exposition de Bordeaux était de mobiliser l’art dans cette grande ambition de mieux comprendre le monde de l’enfance, de complexifier le regard qu’on lui porte, c’est-à-dire de le rendre plus humain, de le libérer du carcan des idées simples.
Mais, comme beaucoup de tentatives novatrices, celle-ci a rencontré l’hostilité brute des gardiens autoproclamés de l’orthodoxie, dans le sillage de la violence imbécile dont Freud a été victime pour avoir montré que les enfants, eux aussi, avaient une sexualité…

C’est dans une perspective ouverte et constructive que se situait l’exposition «Présumés innocents: l’art contemporain et l’enfance». La mise en examen d’Henry-Claude Cousseau vient tristement confirmer la force des archaï;smes qui ankylosent la France d’aujourd’hui et freinent ses nécessaires évolutions. Honte à la France qui censure ! Nous sommes tous concernés.

André Rouillé

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Vue de l’exposition «Under Pressure», galerie Art:Concept, 21 oct.- 25 nov. 2006. Courtesy galerie Art:Concept, Paris.

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