ÉDITOS

L’art d’évaluer l’art

PAndré Rouillé

Le développement et la sophistication croissante des modes de production, d’échange et de communication, ainsi qu’une redéfinition profonde des formes de la rationalité, ont donné lieu au cours des dernières années à une prolifération inouïe de normes et à une frénésie d’évaluations.
Alors que l’évaluation est une disposition spontanée associée aux moindres gestes et actions de la vie, elle est devenue, dans le sillage des sociétés industrielles, une activité sociale majeure.

Le développement et la sophistication croissante des modes de production, d’échange et de communication, ainsi qu’une redéfinition profonde des formes de la rationalité, ont donné lieu au cours des dernières années à une prolifération inouïe de normes et à une frénésie d’évaluations.
Alors que l’évaluation est une disposition spontanée associée aux moindres gestes et actions de la vie, elle est devenue, dans le sillage des sociétés industrielles, une activité sociale majeure. Aujourd’hui, à l’ère des réseaux numériques, de l’informatisation du monde, et de sa marchandisation généralisée, les normes, les modèles, les programmes prolifèrent de toute part: normes commerciales, alimentaires, sécuritaires, urbanistiques, sanitaires — et évidemment normes budgétaires.

Tout est désormais numérisé, quantifié, calculé, programmé, planifié, budgétisé: soumis à la dictature du nombre. Même l’art évidemment, sous l’action conjointe du marché et de la machine évaluative que l’État actionne et développe sans relâche.
A cet égard, une étape décisive a été franchie en 2001, à l’aube du XXIe siècle, avec l’instauration de la «Loi organique relative aux lois de finances» (LOLF) qui, par le biais de ses désormais fameux «Projets annuels de performances», encadre, évalue et soumet aux mêmes critères quantitatifs les performances de tous les acteurs de l’action publique, y compris ceux de l’action culturelle et artistique. Ce qui conduit à un aplatissement des différences entre les actions et pratiques, à une dissolution des singularités de l’art dans le périmètre grandissant de la quantité.

Conjointement à ces dispositions administratives, l’hégémonie de la quantité sur l’art s’est renforcée au travers d’un essor sans précédent du marché de l’art. Tandis que se multipliaient les foires internationales, les grandes maisons de vente prenaient le pas sur les galeries dans les grosses transactions, la spéculation se développait sur les œuvres contemporaines, et les plus prestigieux musées du monde, y compris en France, entraient de plain-pied dans l’économie concurrentielle.
La presse a largement rendu compte de ce grand spectacle planétaire du business de l’art en des termes qui réduisent les œuvres à leur seule valeur marchande.

Si, en 2005 encore, le rapporteur de la LOLF, au nom de la Commission des finances, convenait qu’il «peut être difficile de lier l’évaluation de la dépense publique à la qualité de la création», les hésitations ne sont aujourd’hui plus de mise. L’art et la culture sont résolument entrés dans l’univers de l’offre et de la demande, et dans la logique de la rentabilisation. Ils sont désormais soumis à l’implacable régime de la quantité.

C’est ainsi que le monde de l’art, de nombreux artistes, et les acteurs de l’action publique de la culture, sont maintenant tiraillés entre deux approches contradictoires de l’art, entre deux modes d’évaluation des actions et des objets: l’une quantitative, l’autre qualitative.
Domaine par excellence des évaluations qualitatives, l’art est tombé sous l’autorité de l’évaluation quantitative, avec son lot de normes chiffrées, de plans comptables, de grilles, d’indicateurs, et de budgets, qui viennent encadrer, formater, limiter et souvent annuler des projets dans lesquels les enjeux esthétiques et sensibles se combinent à des enjeux de société et d’humanité.

Si ce basculement de l’art et de la culture du côté de la quantité s’inscrit dans un mouvement général des sociétés occidentales contemporaines dans lesquelles la rationalité technologique et économique prévaut sur la raison humaine, ce basculement est, en France, accentué par les actuelles orientations gouvernementales.
La Lettre de mission adressée en août 2007 au ministre de la Culture sonnait en effet «l’heure d’un nouveau souffle pour notre politique culturelle» entendu comme l’abandon d’une «politique culturelle [qui] s’est davantage attachée à augmenter l’offre qu’à élargir les publics». Au nom de la «démocratie culturelle», la consigne étant de «veiller à ce que les aides publiques à la création favorisent une offre répondant aux attentes du public».
L’opposition offre-demande, créateurs-public, qui atteste d’une certaine binarité de la pensée en matière de culture, procède en fait à une inversion radicale des valeurs antérieures par un passage des priorités de l’offre à la demande, des créateurs au public, du petit au grand nombre, de la qualité à la quantité, de la création à la gestion.

La situation de l’art et de la culture à l’ère de la mondialisation capitaliste et de la généralisation de la rationalité numérique concerne directement les artistes dans leurs conditions de création, les acteurs de l’art et de la culture dans leurs missions, mais aussi les «publics» en tant que spectateurs et usagers, et bien sûr les élus dans leurs actions et décisions.
Toutes les parties devraient, dans le respect de leurs différences, construire un dialogue, nécessairement politique, portant sur les valeurs à adopter et à défendre, sur les finalités et les moyens à définir, ainsi que sur les évaluations à concevoir. L’enjeu indissociablement politique et artistique serait d’affirmer et de défendre les valeurs qualitatives de l’art.

Un tel dialogue serait politique parce qu’il porterait sur la question, longtemps refoulée en art, des valeurs et de l’évaluation.
Si les valeurs servent effectivement de principe aux évaluations des choses et des phénomènes, il faut aussi s’interroger sur la création des valeurs, sur «la valeur des valeurs» (Gilles Deleuze), en refusant l’idée selon laquelle il existerait un ensemble de valeurs fixes, universelles et indiscutables auxquelles il faudrait se conformer, comme à un étalon.
Au contraire, les valeurs ne sont pas données, mais créées. Les valeurs qui servent de principe aux évaluations, dérivent de points de vue d’appréciation, d’évaluations. Autrement dit, les valeurs sont à la fois le principe et le produit d’évaluations; ceux qui jugent et évaluent se réfèrent à des valeurs qu’ils ont eux-mêmes créées. Valeurs qui font pour cette raison l’objet de consensus et de dissensus, de politique.

Réhabiliter les valeurs de qualité en art; soutenir que la raison du nombre n’est ni la seule ni la meilleure; instaurer un dialogue ouvert et citoyen entre tous les partenaires de l’art et de la culture pour organiser un «partage du sensible» (Rancière) sans laissés-pour-compte; transformer les spectateurs-consommateurs en «spectateurs émancipés» (Rancière); frayer les chemins qui, au-delà du spectacle, conduisent aux forces signifiantes et sensibles de l’art et de la culture d’aujourd’hui; tels sont les enjeux.
Jean Baudrillard s’est fourvoyé en ne voyant dans l’art contemporain que nullité, insignifiance et non-sens. Il reste à créer les conditions et les mécanismes pour que chacun éprouve vraiment que l’art contemporain n’est pas un art sans qualité.

André Rouillé.

Lire
— Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Quadrige, Presses universitaires de France, 1962.
— Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, La Fabrique, 2008.
— Jacques Rancière, Le Partage du sensible, esthétique et politique, La Fabrique, 2008.

Le Cipac (Fédération des professionnels de l’art contemporain) a consacré ses rencontres professionnelles des 19-20 novembre 2009 aux «Pratiques de l’évaluation appliquées au secteur de l’art contemporain».

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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