PHOTO | CRITIQUE

L’Art de Lee Miller

PNicolas Villodre
@04 Déc 2008

Lee Miller aura été le modèle par excellence des années trente avant de passer derrière la caméra, de se prendre au jeu surréaliste de la composition paradoxale, incongrue, au collage dans la caméra. Elle est devenue photojournaliste en flirtant avec le danger… Mais ce qu’elle a réussi le mieux c’est l’édification de sa propre légende.

On a vite fait le tour des cent-quarante tirages retenus par Mark Haworth-Booth, commissaire de l’exposition qui se tint en 2007 au Victoria and Albert Museum de Londres et qui a été reprise à Paris, autant d’images en noir et blanc de différentes tailles, dispatchées dans les salles mi-cloisonnées qui occupent le rez-de-chaussée du Jeu de Paume.

Mais au temps consacré à arpenter l’espace devra s’ajouter celui qui sera affecté à l’art de la durée, autrement dit, au cinématographe, que nous ne saurions écarter de notre visite, tant on est facilement happé par les deux archives audiovisuelles présentées en pro ou épilogue à la visite — une séquence du Sang d’un poète (1931) de Cocteau et un prototype de film d’art, Lee Miller ou la traversée du miroir (1997) signé Sylvain Roumette, qui s’essaie et, par moments, parvient à percer le secret du personnage légendaire qu’a été la photographe.

D’où il ressort que la petite Elisabeth-Lee subit, à l’âge de sept ans, un traumatisme dont on ne se débarrasse pas comme cela, et qu’elle fut violée par un proche de sa famille. Son état de perpétuelle insatisfaction, voisin de l’extrême anxiété de Rita Hayworth, la star hollywoodienne qui eut une enfance des plus sordides, s’explique sans doute, en partie, par cette scène primitive. Ses rapports limite incestueux avec son père, photographe amateur et érotomane indéniable (dans la lignée de Lewis Carroll), eurent pour effet de l’habituer à poser, la plupart du temps nue, devant l’objectif.

Le témoignage de son fils, Anthony Penrose, remarquable par sa distance et sa finesse d’analyse et celui, on ne peut plus aigu, du photographe David E. Scherman, que Lee avait connu pendant la Seconde guerre mondiale, qui fut son collègue et amant, permettent de mieux cerner les motivations d’un personnage qui a cristallisé comme personne l’imaginaire des Années folles, au point d’incarner la femme moderne, libre de corps et d’esprit, la garçonne, l’ange damné mais fatal, l’icône des magazines de mode et des revues d’avant-garde. Lee Miller, c’est Garbo, Louise Brooks, Marilyn, Delphine Seyrig, Kate Moss puissance dix. La personnification à un moment donné de la beauté et de la photogénie.

La belle Américaine, après une première traversée de l’Atlantique, en 1925, devant lui permettre de suivre des cours d’art dramatique à Paris, devint à New York, en 1927, cover girl pour le magazine Vogue et servit de modèle à Horst P. Horst, George Hoyningen-Huene et Edward Steichen (ces reliques sont exposées au Jeu de Paume, mises sous vitrine ou reproduites en fac simile que le visiteur peut feuilleter à sa guise). Pouvait-on faire mieux dans le genre ?

Elle retourna à Paris où, sur la recommandation de Steichen, elle rencontra Man Ray, dont elle devint vite la nouvelle muse, éclipsant ipso facto Kiki de Montparnasse dont le physique 1900 ne pouvait rivaliser avec le nouvel idéal féminin que représentait et qu’imposa la frêle Lee Miller au monde entier.

En quelques mois, elle conquit Montparnasse, donc Paris, donc le milieu de l’art et celui de la haute société qui allait avec (les Noailles, notamment, qui sponsorisèrent le film de Man Ray Les Mystères du château de dé, ainsi que… L’Âge d’or de Dali et Buñuel et Le Sang d’un poète de Cocteau, dans lequel Miss Miller tint le “rôle” de la statue qu’on détruit ou de l’idole qu’on immole).
Mais, surtout, assistante de Man Ray, elle devint photographe. Elle était à l’aise dans l’approche surréaliste du médium, dans l’expérimentation, le décadrage, la recherche d’insolite, les effets de flou ou de solarisation (Portrait solarisé d’une inconnue, 1930).

Une des plus belles photos de Man Ray, Le Cou de Lee Miller (1930), pourrait être attribuée à son modèle — cela justifie le titre du portrait de Roumette : La Traversée du miroir —, dans la mesure où, d’après Anthony Penrose, le photographe, qui n’aimait pas trop le cliché, aurait jeté le négatif que Lee récupéra, nettoya et tira elle-même le plus soigneusement possible.

Après s’être séparée du photographe dada et surréaliste, Lee Miller créa son propre studio à New York avec son frère Erik et obtint des commandes de Vogue, de Creative Art, des agences de publicité, de la Warner, des compagnies de théâtre de Broadway et de Harlem, des maisons de couture, etc. Elle faisait alors partie des photographes recherchés et exposa au côté de Maurice Tabard, Man Ray, Rodtchenko… En 1933, le galeriste new-yorkais Julien Levy lui organisa sa première exposition personnelle.

Après une période égyptienne — Lee Miller avait épousé le richissime Aziz Eloui Bey et s’était installée au Caire — où elle réalisa une magnifique série de prises de vue explorant les paysages (cf. la vue avec l’ombre portée de la grande pyramide ou celle du désert apparaissant derrière une moustiquaire trouée, qui inspirale tableau Le Baiser à Magritte), elle fit la rencontre à Paris du Surréaliste anglais Roland Penrose qu’elle suivit à Londres.

Elle collabora à Brogue, la version britannique de Vogue, réalisa des reportages sur la Blitzkrieg (la photo fantastique qui sert d’affiche à l’exposition, Femmes équipées de masques contre les incendies, 1941), couvrit en tant que reporter de l’US Army le Débarquement en Normandie, la libération de l’Europe, la chute du IIIe Reich (photos commentées par elle des camps de concentration de Dachau et de Buchenwald, des charniers, des tabassages, des suicides et des lynchages de SS captés dans le style choc et macabre d’un Weegee, sans parler des clichés au goût discutable de Lee à poil dans la toute petite baignoire de l’appartement munichois d’Hitler).
Après guerre, elle réalisa une série photographique bien plus légère, Working Guests, mettant en scène certains de ses invités séjournant à la ferme familiale des Penrose, à Farley (Saul Steinberg, Max Ernst, Dorothea Tanning, Richard et Hamilton Terry, Alfred H. Barr, etc.).

Le goût de la liberté, de l’aventure, du mystère, de l’amour fou (celui, plus rare selon elle, de l’amour pur ou platonique), l’envie de s’amuser, de ne rien faire d’autre, ont toujours guidé sa vie.
Lee Miller aura été le modèle par excellence des années trente avant de passer derrière la caméra, de se prendre au jeu surréaliste de la composition paradoxale, incongrue, au collage dans la caméra. Elle est devenue photojournaliste en flirtant avec le danger, suivant la méthode d’un Robert Capa — pour le fun, là encore, sans doute, d’après son ami Scherman.
Cette blonde sublime, à la beauté indiscutable, phosporescente, fulgurante, a été une touche-à-tout qui a pratiqué le dessin (dans le style de Matisse revu et simplifié par Cocteau), a joué un rôle certain dans l’histoire de la photo (partie de Dada, elle a ensuite rejoint l’esthétique de la Nouvelle Objectivité), a beaucoup écrit… Mais ce qu’elle a réussi le mieux c’est l’édification de sa propre légende.

Lee MillerAutoportrait, 1932.
Sans titre [exploded hand], vers 1930.
Portrait de l’espace Prise de vue 4, version finale, 1937.
Nusch, Paul Eluard, Roland Penrose, Man Ray, Ady Fidelin. 1937.
Women with Fire Masks, Downshire Hill, London, 1941.
Bombardement de la Cité d’Aleth, Saint-Malo, 1944.
Lee Miller et Picasso. Libération de Paris, 1944.
Garde SS mort dans un canal, Dachau, Allemagne. 1945.

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