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L’Art contemporain international : entre les institutions et le marché

Célèbre rapport qui fit couler beaucoup d’encre. Une analyse sur la durée et un constat : le recul de la position française sur le marché international au profit des pays anglo-saxons. Un déplacement que cette étude tente de comprendre au-delà du cadre national.

— Éditeur : Jacqueline Chambon, Nîmes / Artprice
— Collection : Rayon art
— Année : 2002
— Format : 22,50 x 15,50 cm
— Illustrations : aucune
— Pages : 270
— Langue : français
— ISBN : 2-87711-245-4
— Prix : 23 €

Introduction
par Alain Quemin (pp. 9-14)

Si le commerce international de l’art n’est pas un fait récent (Hoog et Hoog, 1991), ce qui caractérise le marché de l’art contemporain depuis la fin des années 1960 est le fait que celui-ci ne fonctionne plus comme une juxtaposition de marchés nationaux communiquant plus ou moins bien entre eux, mais comme un marché mondial (Moulin, 2000). Loin d’être marginaux ou périphériques aux marchés nationaux, les échanges internationaux se trouvent désormais au cœur même du marché.

Alors qu’au XIXe siècle et durant toute la première moitié du siècle, la première place sur le marché et dans le monde de l’art alors contemporain était tenue par la France, le rôle leader en matière de marché et de choix esthétiques lui a ensuite été ravi par les États-Unis (Guilbaut, 1988; Cohen-Solal, 2000). Si, au début des années 1950, Paris occupait encore la première place mondiale sur le marché de l’art, les commissaires-priseurs parisiens vendant alors des biens à Drouot pour un montant équivalent à celui des deux grandes maisons de ventes Christie’s et Sotheby’s réunies (Quemin, 1997 et 1999), dix ans plus tard, le marché de l’art s’était déplacé vers le monde anglo-saxon. Le rachat de l’Américain Parke-Bernet par la firme britannique Sotheby’s en 1964 vint encore renforcer la supériorité des Anglo-Saxons sur le marché mondial de l’art. Peut-être ne s’agit-il pas d’un simple hasard du calendrier : ce rachat qui devait encore accentuer le déclin du marché français eut lieu la même année que la consécration pour la première fois d’un artiste américain, Robert Rauschenberg, à la Biennale de Venise.

Plus préoccupant encore, de nombreux acteurs du monde de l’art contemporain considèrent que, depuis lors et encore récemment, la France a continué de perdre du terrain, d’autres pays jouant, comme les États-Unis, un rôle plus important dans la formulation des choix artistiques et, en particulier, dans la consécration des artistes de premier plan. Dans la mesure où le marché de l’art en général et le marché de l’art contemporain en particulier apparaissent désormais clairement internationaux, le recul de la position française pose problème. Une telle situation a d’ailleurs sans doute motivé les pouvoirs publics, soucieux d’obtenir des éléments d’information et d’analyse sur le rôle des pays prescripteurs en matière d’art contemporain. Ainsi, en avril 2000, la Direction générale de la Coopération Internationale et du Développement du ministère des Affaires Étrangères passait-elle la commande d’un rapport de recherche qui allait être publié en juin 2001 sous le titre Le rôle des pays prescripteurs sur le marché et dans le monde de l’art contemporain (Quemin, 2001).

Par ailleurs, après avoir connu une envolée considérable à la fin des années 1980, le marché de l’art en général et le marché de l’art contemporain en particulier ont traversé une phase de crise sévère en France comme dans les autres pays du monde. Le point le plus bas aurait été atteint au milieu des années 1990 et une tendance à la reprise s’observe depuis lors, d’abord timide puis plus nette au cours de l’année 2000. Toutefois, ce mouvement de reprise peut sembler plus tardif ou moins marqué en France qu’à l’étranger, ce qui invite à dresser un double bilan : celui de la situation du marché de l’art contemporain en France; celui du rayonnement international de l’art contemporain français à l’étranger. En effet, si le recul de la position française, sur le marché de l’art contemporain mais également au niveau des différentes institutions, est fréquemment souligné et déploré par les acteurs des mondes de l’art, qu’en est-il réellement ? Afin de répondre à cette question, il convient de comparer les positions françaises avec celles des autres pays.

S’il est clair aujourd’hui, aux yeux de tous les acteurs, que le centre du monde de l’art contemporain international se trouve désormais aux États-Unis et que quelques pays jouent un rôle leader, la tentation est souvent forte de nier cette réalité ou du moins de la minimiser, comme l’ont d’ailleurs encore confirmé les réactions qui ont suivi la publication du « rapport Quemin » en juin 2001. Il convenait donc d’essayer d’objectiver la position des différents pays pour faire apparaître en quoi la hiérarchie simultanément admise et niée par bien des acteurs est ou non fondée.

Paradoxalement, même s’ils évoquent souvent spontanément l’existence d’une hiérarchie, les différents acteurs du monde de l’art contemporain international déclarent fréquemment faire peu de cas des frontières géographiques et des nationalités. Nous verrons, par exemple, que la nationalité des artistes est souvent présentée comme peu importante. À l’exception des pouvoirs publics engagés dans la promotion internationale de l’art de leur pays (avec des organismes tels que l’Association Française d’Action Artistique (AFAA) en France, le British Council en Grande-Bretagne, l’Institut für Auslandbeziehungen (IFA) en Allemagne, ou Pro Helvetia en Suisse, etc.) qui, du fait même de leur mission, prennent en considération la nationalité des artistes qu’ils soutiennent ou, dans une moindre mesure, à l’exception des galeristes, dont beaucoup disent se sentir investis du devoir de défendre également les artistes de leur propre pays, la plupart des acteurs du monde de l’art ont déclaré ne tenir aucun compte de la nationalité des artistes dans le cadre de leurs activités. Ainsi, les responsables du Fonds national d’art contemporain (FNAC) ou des Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC) nous ont assuré ne pas prendre en considération la nationalité lorsqu’ils achètent un artiste étranger (leur seul souci en termes d’origine géographique étant d’assurer une part convenable aux artistes français ou vivant en France dans les collections publiques). De façon similaire, les responsables internationaux du département d’art contemporain des grandes maisons de ventes aux enchères que sont Christie’s et Sotheby’s affirment ne pas tenir compte de la nationalité des artistes lorsqu’ils composent une vente. Par ailleurs, ces mêmes maisons n’établissent aucune statistique par pays d’appartenance des artistes lorsque sont analysés les résultats des ventes, montrant bien que cette variable ne leur semble pas significative. De la même manière, les responsables de musées ou de centres d’art contemporain tout comme les commissaires d’exposition, les critiques d’art et les journalistes que nous avons interrogés évoquent toujours la seule qualité des œuvres et des artistes sans faire intervenir leur nationalité. Comme le formule cet acteur du monde de l’art : « La nationalité des artistes, ça ne compte vraiment pas. Ce serait absurde d’en tenir compte. Moi, ce que je regarde, c’est si un artiste est bon ou pas; sa nationalité, son pays d’origine, ça ne joue pas et, là, vraiment, je m’en moque ».

Une telle représentation, que l’on trouverait sans doute très majoritairement affirmée, à tout moment du temps, dans le monde de l’art contemporain tant celui-ci apparaît quasiment par essence international — puisque la validation par l’espace, par l’éloignement géographique, a désormais remplacé la validation par le temps qui caractérise l’art ancien (Moulin, 1992; Moulin et Quemin, 1993; Moulin et Quemin, 2001) — est sans doute encore renforcée par le contexte actuel. En effet, la globalisation et le métissage culturel sont dans « l’air du temps « . Si cette tendance est particulièrement forte aujourd’hui dans les discours aux États-Unis, elle n’épargne nullement les autres pays — le thème retenu pour la Documenta 11, l’une des toutes premières manifestations d’art contemporain dans le monde, organisée à Kassel en 2002, par une équipe clairement internationale, était celui des cultures du monde, des zones périphériques et de la position de l’artiste dans le monde actuel — et la France elle-même n’échappe pas à son influence. On peut ainsi mentionner la Biennale qui s’est tenue à Lyon en l’an 2000 intitulée « Partages d’exotismes », mais aussi l’exposition « L’art dans le monde » qui s’est tenue cette même année à Paris. Il s’agissait de familiariser le publie avec des artistes de cinquante pays différents, ce qui traduit bien l’intérêt actuel pour la diversité des cultures et des formes de création artistique. Si cela n’est pas entièrement nouveau (Millet, 1997) — puisque l’on peut notamment mentionner l’exposition de 1989 « Les magiciens de la terre » [pour la première fis, des artistes contemporains américains et européens côtoyaient des créateurs africains, indiens ou encore tibétains] (qui s’était tenue au Centre Georges Pompidou et à la Villette à Paris), dont le commissaire était Jean-Hubert Martin —, il est clair que le thème de la mondialisation dans la création artistique a connu récemment un regain d’intérêt (Moulin, 2000); cela se traduit en particulier aujourd’hui par un mouvement de mode dont bénéficient notamment les artistes chinois ou africains, comme les artistes d’Europe de l’Est une dizaine d’années auparavant.

Pourtant, si les différents acteurs du monde de l’art contemporain international sont bien convaincus de la réalité de ce bouillonnement créatif à l’échelle planétaire et des échanges qui lui sont associés, s’ils sont souvent prêts à défendre avec ferveur le relativisme culturel le plus profond, affirmant sans sourciller que nul pays ne saurait prétendre en art être plus important qu’un autre — tout étant en ce domaine question de talent et de personnalité individuelle —, nous avons souhaité pour notre part construire dans le cadre de cette recherche tout un ensemble d’indicateurs qui ont pu révéler que, par-delà le premier discours précédent, il existe bel et bien un classement entre les différents pays qui participent au monde de l’art contemporain. Par ailleurs, cela a permis de vérifier si ce classement, que nous avons cherché à objectiver le plus possible en multipliant les angles d’approche, rejoint celui qui est bien souvent connu de tous les acteurs du monde de l’art contemporain international, du moins dans ses grandes lignes. Il ne semble en effet que rarement contradictoire aux acteurs d’insister simultanément sur la diversité et sur l’absence de hiérarchie entre les pays, mais aussi sur une hiérarchie au sommet de laquelle trônent les États-Unis.

En effet, pour peu que l’on interroge les acteurs et que puissent se dissiper les premiers scrupules liés à l’existence de pays leaders et de pays dont le rôle est secondaire voire marginal, tous se rejoignent plus ou moins pour dresser un même classement plaçant en première position les États-Unis, suivis de l’Allemagne puis d’autres pays tels que la Suisse ou la Grande-Bretagne. Ce classement, bien qu’implicite, est en même temps connu de tous, faire partie du monde de l’art contemporain supposant de connaître des faits aussi fondamentaux que le poids des acteurs respectifs, acteurs dont les pays font eux-mêmes partie.

Ainsi, il est à noter que la question sur le classement des différents pays que nous avons posée à toutes les personnes rencontrées dans le cadre de cette étude n’a jamais été vécue comme une question de connaissances, mais comme une simple formalité, personne n’a « séché », comme s’il s’agissait d’un savoir commun qui témoignerait de l’appartenance au monde de l’art contemporain. C’est même parfois avec une certaine condescendance ou avec une pointe d’attendrissement que nous ont répondu les acteurs interrogés, choqués ou émus que le chercheur puisse seulement leur poser une question aussi élémentaire.

Il convenait donc de s’interroger, au cours de cette étude, sur le paradoxe suivant : alors que l’importance de la nationalité des artistes est sans cesse niée, différents indicateurs que nous avons construits pour apprécier la position des divers pays dans le monde de l’art contemporain international ont fait apparaître une forte hiérarchie des positions. En systématisant l’approche en termes de classement, il s’agissait de s’interroger sur le palmarès obtenu, mais aussi de mettre au jour les mécanismes et les logiques sociales à l’origine de ce phénomène.

En effet, si la dimension internationale du marché de l’art avait fait l’objet de premiers travaux (Moulin, 1995 et 2000), il manquait encore une approche empirique plus quantifiée. Cela a pu permettre de mettre à l’épreuve simultanément les théories sociologiques du marché de l’art élaborées dans un contexte largement national (Moulin, 1967 et 1992) mais aussi divers travaux sur la mondialisation des marchés, la globalisation (cf. références in Storper, 2000 ainsi qu’in Sassen, 2000). Essentiellement élaborés Outre-Atlantique, ces travaux ont, jusqu’à présent, trop souvent ignoré le domaine des marchés de biens culturels malgré leurs particularités, et le marché de l’art contemporain en particulier. L’objectif plus théorique de la recherche consistait donc à tenter d’articuler réflexion sur la globalisation et marché des biens culturels pour étudier comment ces biens peuvent éventuellement permettre de renouveler les approches traditionnelles de la globalisation qui sont le plus souvent fondées sur l’étude des transferts de biens industriels, d’investissements ou de services.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions Jacqueline Chambon)

L’auteur
Alain Quemin, né en 1967, est agrégé de sciences sociales et docteur en sociologie de l’École des hautes études en sciences sociales, et maître de conférences en sociologie à l’université de Marne-la-Vallée. Spécialiste de sociologie de l’art, il a publié entre autres, Les commissaires-priseurs. La mutation d’une profession (Paris : Anthropos-Economica, 1997).