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L’arithmétique de M. Aillagon: 1 + 1 + 1 = 1

PAndré Rouillé

Si l’on croyait encore que 1 + 1 + 1 faisaient 3, on avait tort! C’est ce que vient de démontrer M. Jean-Jacques Aillagon, le ministre de la Culture, en annonçant l’ouverture au Jeu de Paume d’une «institution vouée à la photographie et à l’image». Comme si la photographie n’avait pas, au fil de son histoire, assez bouleversé les images et l’art, voilà qu’elle chamboule l’arithmétique.

Désormais, 1 + 1 + 1 = 1.

En effet : le Centre national de la photographie + l’ancien Jeu de Paume + le Patrimoine photographique = le nouveau Jeu de Paume destiné à soutenir une «nouvelle ambition pour la politique photographique du ministère de la Culture».
A partir de trois structures, on en fait donc une seule. Résultat : on en perd deux. Au cas où cela ne serait pas assez clair, le ministre précise : «Nous ne créons pas un centre d’art de plus, mais un lieu fédérateur qui devra aborder l’ensemble du champ historique de la photographie, sans lever le pied sur les créateurs contemporains» (Le Monde, 31 janv. 2004).
Que l’on ne crée rien en «plus», c’est évident ; mais il est tout aussi évident que l’on ne «fédère» pas : on concentre, on fusionne. En un mot, on réduit le nombre des structures et évidemment le volume d’activité.
Quant aux personnels, les trois structures totalisaient 66 postes, la nouvelle débute allégée de 15 postes (22% des effectifs). Sans doute pour la rendre plus réactive… Peut-être est-ce cela la «nouvelle ambition» de ce «lieu fédérateur» : faire des économies.
Les plus beaux mots servent parfois à maquiller les plus vilaines choses. On a d’ailleurs constaté avec les intermittents du spectacle que le ministre ne dédaigne pas de manier la rhétoriques en cas de besoin.

On peut en effet assez facilement percevoir que les économies, la «meilleure coordination des activités» et l’efficacité de la «politique photographique du ministère» ne sont pas les seuls, ni même peut-être les principaux, objectifs visés par la réorganisation annoncée.

Cette réorganisation manifestement précipitée («la Galerie du Jeu de Paume ouvrira ses portes le mercredi 23 juin 2004, après une fermeture de quelques semaines pour travaux d’entretien») engage deux grands processus politiques.
Le premier est un changement de statut des établissements équivalant à un recul de la culture devant l’économie, puisque les trois associations fusionnées vont donner naissance à un Établissement public industriel et commercial (EPIC).
Le second processus est un coup d’arrêt mis à l’action de l’actuel Palais de Tokyo, puisque celui-ci devra prendre en charge les choix de l’ancien Jeu de Paume nettement plus orienté, lui, vers les artistes consacrés (tels que Picasso ou Magritte) que vers artistes émergents.

Les économies (en personnels, en loyers, etc.) et les réorganisations, fusions et suppressions de structures s’accompagnent donc d’un changement de nature des institutions (on passe d’associations culturelles à un établissement industriel et commercial), d’un net infléchissement en direction du commerce de leurs missions culturelles, et d’un très probable désengagement financier de l’État.
Simultanément, ces orientations concourent à la volonté déjà affirmée de réorienter les activités du Palais de Tokyo. Le retour à l’ordre esthétique est en route. La plus vivante fenêtre ouverte à Paris sur la création contemporaine est en train d’être refermée. Décision politique s’il en est…

Si le communiqué diffusé par le ministère reste totalement muet sur le volet budgétaire, on peut s’étonner d’y trouver un exposé très détaillé de la «programmation 2004», avec les noms de certains des exposants et les sections des deux premières expositions de groupes prévues : Éblouissement et L’Ombre du temps. Comme si le ministre avait lui-même, sans grande originalité, pris en main la direction artistique de l’établissement…

Aura-t-on noté du côté des autorités que les titres Éblouissement et L’Ombre du temps de ces deux expositions inaugurales bruissent de sonorités et de significations qui trahissent leur véritable fonction : aveugler (sans émerveiller) sur les temps sombres qui s’annoncent en matière de photographie et d’art contemporain…

André Rouillé.

>Communiqué du minitère de la Culture

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Daniel Suter, Verena 01, 2002-2003. Photo lambda print montée sur aluminium. 80 x 120 cm. Courtesy Galerie Lessing, Zürich. ©Daniel Suter.

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