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L’archive, en ligne de fuite

Nicolas Brasseur est intervenu, dans le cadre d’un atelier photographique, en milieu carcéral, autant dire au sein de l’une des institutions où le droit à l’image est le plus contraint, et qui contrôle le plus scrupuleusement celle qu’elle donne d’elle-même. Quelles images, et comment, l’artiste pouvait-il produire en prison?

Nicolas Brasseur vient de publier, avec le soutien du Centre photographique d’Ile-de-France, un portfolio d’une dizaine de planches photographiques en 40 x 50 cm, produites dans le cadre d’une intervention au Centre pénitentiaire sud francilien du Réau, en Seine-et-Marne. L’institution, et le corps dans l’institution, sont au cœur de sa démarche artistique, depuis un premier travail dans une maison de retraite, en 2006, à la sortie des Arts déco.
Il y a eu par la suite le lycée et l’internat, un parc national, la faculté de médecine, l’hôpital… Et chaque fois un protocole qui propose une image qui déjouerait celle que l’institution voudrait donner d’elle-même. Dans ce dernier travail cependant, le corps, si présent dans les travaux précédents, devient quasi spectral.

Muriel Denet. Comment cette intervention s’est-elle mise en place? Quelles ont été les contraintes, que l’on imagine à la hauteur du régime pénitencier, que l’institution t’a imposées? Qu’en as-tu fait?
Nicolas Brasseur. Le travail à la prison de Réau était avant tout, pour moi, une première opportunité de franchir les portes de ce genre d’établissement, et je suis venu avec cette question : quelles images peut-on produire en prison, en France, en 2014? La réponse de l’administration pénitentiaire fut claire : aucune. Cette position est à commenter en regard de son contexte. Réau est une prison très récente (2011) et le personnel n’est pas vraiment rodé avec son fonctionnement. Cela pose des problèmes en termes de gestion et d’organisation, donc d’image. En tant que visiteur extérieur, on pouvait ressentir fortement le manque de fluidité dans les procédures et déplacements. Il a fallu ainsi composer avec des contraintes qui m’interdisaient de photographier les lieux, les visages, le personnel.

Ma réponse a été d’amorcer un travail autour de l’archive qui a commencé par des consultations dans différents fonds officiels pour y effectuer des prélèvements que je voulais ramener à l’intérieur afin de les soumettre aux détenus, comme point de départ de la réflexion et du travail à venir. On peut s’en douter, la surveillance fut stricte quant aux images qu’ils ont bien voulu donner. J’ai malgré tout pu constituer un corpus d’images représentant les prisons françaises de 1930 à nos jours.

Assez tôt, je savais vouloir rephotographier ces documents, créer un nouvelle génération d’images à partir du patrimoine existant. Dans l’acte de se réapproprier cette iconographie du passé, il y a une prise de conscience de se situer dans le temps, ce à quoi les détenus ont été très sensibles. J’ai, à ce propos, pu observer des détails frappant sur leur rapport au temps, mais on pourra peut-être en reparler plus loin.

Je dois avouer que j’ai beaucoup douté au moment de leur livrer ce stock de documents, miroir de leur propre condition. Dans les faits, pas du tout, cela a plutôt généré un vif intérêt et des échanges. Leurs témoignages furent importants puisqu’ils me ramenaient dans le présent, pour la suite du travail. L’un de ceux-là, très concret, portait sur la description des fenêtres des cellules. Elles sont constituées d’une triple grille et d’une épaisseur physique d’une vingtaine de centimètres. Ce maillage très serré opère alors sur le détenu, donnant à l’intérieur une image de l’extérieur au trois quarts brouillée. Ces fenêtres, qui génèrent de la non image, ont été le moteur, par analogie, du protocole choisi pour rephotographier les documents d’archive.

Tu n’as donc pas pu puiser à ta guise dans les fonds de l’administration. Quel type d’images était-il censuré? Cela concernait-il toutes les époques, même les plus anciennes?
Nicolas Brasseur. Les images les plus anciennes proviennent du fond Henri Manuel, qui a, dans les années 30, très largement documenté l’univers carcéral français dans le cadre d’une importante commande passée par le ministère de la justice. Ces images, clairement identifiées, ne posent pas de problème aujourd’hui, en termes de diffusion, de la part de l’administration pénitentiaire. En revanche ma demande d’images plus contemporaines et même très récentes a provoqué beaucoup plus de gêne auprès du service de la communication — dès qu’un individu détenu ou personnel était reconnaissable, la photographie était automatiquement écartée. J’ai pu constater aussi un important changement dans la logique de production des images. Depuis un vingtaine d’années, un grand nombre de clichés, venant enrichir le fond central de l’administration pénitentiaire, est de plus en plus généré «en interne» m’explique-t-on. Ce sont le plus souvent des surveillants ou membres du personnel ayant une passion pour la photographie qui sont ainsi les auteurs des prises de vue.

Sur quels critères, factuels et/ou esthétiques, les as-tu sélectionnées?
Nicolas Brasseur. En fait, j’ai pris tout le matériel que l’on voulait bien me donner…

Tu proposes, finalement, aux détenus, des photographies qui, loin d’ouvrir sur un ailleurs, sont un retour dans l’enceinte carcérale, avec le temps comme seul point de fuite. Qu’est-ce qui a retenu leur attention ?
Nicolas Brasseur. Beaucoup de sérieux a d’abord accompagné la consultation des archives rassemblées. J’ai été frappé de voir à quel point ces images les touchaient, surtout celles du début du 20ème siècle. J’ai même senti dans leurs commentaires de la commisération à l’égard de leurs aînés quand ils voyaient les rudes conditions liées à l’accomplissement de leur peine. C’était tout à fait solennel. Ils étaient attentifs à tous les détails que révélaient ces documents.

Concernant les images contemporaines, il en a été d’une tout autre manière. Ils étaient beaucoup plus déboussolés, certains ne reconnaissant pas des établissements qu’ils avaient pourtant bel et bien fréquentés. Ils ont assez vite pris conscience que la manière de représenter l’institution avait changé, que les informations étaient plus diluées et contrôlées, formant un ensemble assez flou dans lequel tout est pareil, annulant l’individualité et dont on peut assez vite dégager un concept de représentation normée mais aussi occultée, voilée.

Quel protocole se met-il alors en place? Avec quels dispositifs photographiques ? Ce qui frappe dans l’ensemble produit, c’est une forme d’homogénéité, conférée notamment par le format, le velouté du papier d’impression, l’absence de piqué photographique, les tonalités sourdes, mais, dans le même temps, l’impossibilité d’assigner les images à un registre identifiable, ou alors peut-être à celui mouvant, voire inquiétant, du rêve, produit un effet de disparité, de dispersion, entre formes spectrales, voire abstraites, ou montages bricolés. Toutes tournent le dos à la transparence documentaire de ton travail qui jusqu’ici inscrivait des corps, bien de chair, dans des cadres institutionnels. Comment cette série s’inscrit-elle dans ton travail?
Nicolas Brasseur. Le fond du travail était d’altérer l’image dans son processus de reproductibilité, de générer une partie de non image. Donc oui on s’éloigne de la pratique documentaire pour basculer doucement dans l’abstraction voire l’hallucination. Il s’agissait de trouver un point d’équilibre entre faire apparaître et disparaître certains éléments de la réalité. Cet entremêlement peut rappeler la formation des images hypnagogiques qui surviennent juste avant le sommeil. Il n’était pas question de faire advenir des vérités cachées mais plutôt de montrer ce que voient les détenus, de rendre visible ce qui précisément est visible (1), «c’est-à-dire de faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela nous ne le percevons pas. (…) Faire voir ce que nous voyons».(2)

Le matériel. J’ai volontairement travaillé à partir de copies de reproduction des archives avec un premier degré de perte d’information et de précision par rapport aux originaux. Ensuite, l’outil et l’utilisation de la chambre pour rephotographier ces épreuves offre un panel d’actions que je pouvais réaliser pendant la durée du temps de pose : utilisation de caches, calques, pinceaux lumineux associés aux distorsions optiques, mécaniques, chromatiques…

Lors des prises de vues, les détenus se chargeaient de contrôler le temps de l’exposition avec un chronomètre. J’ai pu constater avec quel engouement ils remplissaient cette tâche. J’ai fini par comprendre que pour une fois ils maîtrisaient le temps.

Tous ces effets conjugués, sorte de bricolage, plus ou moins maîtrisé, résultant d’une démarche un peu empirique finalement, conduisaient à la formulation d’une nouvelle génération d’images originales et dans laquelle les détenus eux-mêmes avaient eu un rôle actif au sein du processus de création. C’était une construction collective, et ce jusque dans la production de l’objet final qui constitue en somme une exposition en « kit » avec les tirages manipulable, dépassant le format livre et une production associée de textes de la part de deux auteurs, Tony Ferri et Marie Cantos, qui porte leur regard sur le travail.

Cette série occupe une place spéciale car c’était pour moi une façon inédite de travailler. La reformulation de mon travail au regard des contraintes imposées par l’institution et la mise en perspective du travail au travers une collaboration forcée et riche avec les détenus; tels étaient les défis passionnants à relever dans le cadre de cette intervention.

(1) Formule de Philippe Artières lorsqu’il explique la façon de diagnostiquer le présent de M.Foucault dans D’après Foucault, Gestes, luttes, programmes co-écrit avec Mathieu Potte-Bonneville, Éditions Points, 2012, p 29.
(2) Michel Foucault, Dits et Écrits, t. II, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 1994, pp. 540-541.

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