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L’Ange de la métamorphose

Essai sur le travail protéiforme de Jan Fabre : dessins, performances, écriture, mises en scène de théâtre, chorégraphies, films, etc. Une analyse très littéraire autour des thèmes de prédilection de l’artiste flamand : les insectes, la pensée médiévale, le tragique, la répétition, le corps et le sang.

— Éditeur : L’arche, Paris
— Année : 2003
— Format : 18,50 x 11,50 cm
— Illustrations : aucune
— Pages : 123
— Langue : français
— ISBN : 2-85181-536-9
— Prix : 15 €

Moralité et anonymat
par Stefan Hertmans (extrait, p. 34-35)

L’œuvre dramatique de Fabre évolue en marge du gros de la production dramatique contemporaine : une des raisons principales pour cet état de fait est qu’elle ne s’inscrit pas dans la tradition du théâtre psychologique, ni dans celle de la tragédie, ni encore dans les traditions du théâtre typique du XXe siècle. Car au plus profond de ces étranges spectacles, de ces rituels exaltés, de ces scènes moralisantes, de ces roulettes russes pratiquées avec le rêve et le corps, se niche cette grande et remarquable affinité avec le mystère médiéval, et plus spécifiquement avec les emblèmes de l’eschatologie. La mort, la sexualité, la violence, la beauté, les fulgurances de sacralité, le sublime et l’abject s’épousent et se fondent étroitement. Toute l’œuvre dramatique de Fabre met en scène l’homme livré à la figure du prophète-camelot, aux manigances alchimiques d’un docteur Faust avant la lettre. Sa vision obsessionnelle et hors normes de l’homme semble l’avoir fait s’échouer dans une situation extrême, désespérément en quête d’un moyen de comprendre ce qui se trouve hors de sa portée : le monde des normes et des valeurs d’une société en marge de laquelle il vit.

Jan Fabre est à l’esthétique étriquée du théâtre bourgeois ce que Faust est à Paracelse. Ses scènes allégoriques dénotent une imagination qui cherche à se légitimer au travers d’un pacte avec la folle et le rêve. Fabre, ce forgeron de théâtre, a certainement quelque chose d’un prédicateur, et par-là quelque chose du pathétique du Zarathoustra de Nietzsche. Il conçoit ses chorégraphies sur le présent fébrile comme d’autres des utopies du futur, déployant son imagination et nous gratifiant d’une image fragmentée, dans laquelle nous reconnaissons des facettes de nous-mêmes; il est plus proche de la Margot enragée de Jérôme Bosch que de la culture bourrelée de remords des Lumières. Sa prise de conscience ne passe pas par les chemins battus et petits-bourgeois de l’adaptation et de la catharsis (cette réduction de la pensée tragique), mais par ceux du choc, de la vision, du défi, du cri sur la place publique, de la connivence avec le diable en raison de l’amertume séraphique qui en découle parfois. Il ne reste alors plus qu’à remplacer les notions courantes de réalité et d’imaginaire par un univers dans lequel tout peut se métamorphoser en son contraire, parce que tout s’inscrit dans un monde de concepts et non de faits.

Dans les productions dramatiques de Fabre les scènes ascétiques peuvent facilement succéder aux scènes lascives. C’est de cette interaction entre la clairvoyance et la folie que se nourrit son étrange poésie. Cela signifie aussi que loin d’obéir aux structures bourgeoises du théâtre critique bien-pensant, l’auteur veut créer par ses concepts et ses images une sorte d’allégorie universelle de l’humanité dans une subjectivité poussée à son paroxysme. Une allégorie qui dans Sweet Temptations (Douces tentations), par exemple, se rapproche étonnamment de la Nef des fous de Sébastien Brant.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions de l’arche)

L’auteur
Stefan Hertmans, poète, romancier et essayiste né en 1951, a reçu plusieurs prix littéraires. Il enseigne à l’Académie des beaux-arts de Gand.