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La vision tactile

PNicolas Villodre
@09 Sep 2008

Prière de toucher avec les yeux, telle est la consigne passée au LAAC par la conservatrice des lieux, Aude Cordonnier, qui a conçu et organisé la rétrospective dunkerquoise du peintre César Domela, l’une des figures de la non-figuration, passé par le style De Stijl, école néoplasticienne à la rigueur cistercienne, avant de virer matiériste, voire un peu maniériste.  

Pas facile pour César Domela de se faire un prénom, encore moins un nom, en conservant l’un de ceux du père, Ferdinand Domela Nieuwenhuis, personnalité politique hollandaise de premier plan, pasteur défroqué, haut en couleur, passé à l’ennemi, c’est-à-dire à l’ici et maintenant, au «socialisme», à l’antimilitarisme, bref, à l’anarchie, au tournant du XXe siècle. D’après la légende, les prolétaires néerlandais, qui formaient une catégorie pas très dense dans un pays encore peu industrialisé, se sont cotisés à la mort de Ferdinand, en 1919, pour offrir des cours de peinture à son fils…

La formation artistique tardive de César Domela explique sans doute une certaine raideur de son trait. Le style qui est le sien, une fois débarrassé de la structure néoplastique pure et dure, annonce la peinture lettriste : il emprunte en effet à l’écriture, au signe, à  l’enluminure médiévale irlandaise du livre des Kells, aux idéogrammes chinois, aux kanji japonais et à la calligraphie de l’art musulman.
On parle souvent de courbes pour qualifier le dessin de César Domela, mais on oublie de mentionner ses angles aigus, ses accents circonflexes, ses vifs changements de direction et ses moments, disons, d’emportement.

Réfugié dans son art au lieu de chercher, comme son père, à sauver le monde autour de lui, le peintre, dont le regard exprime la même bonté, a eu une vie monacale, intérieure, plus régulière que séculière. Pour lui, l’art des formes, qu’il distingue de l’art du son, celui de l’incantation et du poème, est une «prière peinte ou sculptée». C’est par de relatives impatiences que perce un ego longtemps tenu en laisse, par des sursauts d’orgueil face aux exercices Zen, à ceux du Tao et de la discipline du néoplasticisme (à la suite de Van Doesburg et de sa Composition V de 1924, César Domela décide d’introduire la diagonale dans ses compositions, au grand dam de Mondrian !) que se distingue enfin cette touche qu’on pourrait qualifier d’expressionniste ou, du moins, d’expressive.

Sa première œuvre d’importance, celle qui inaugure le parcours de l’exposition, a pour titre Portrait de mon père (1923). Le tableau est encore figuratif même si la stylisation est déjà fort poussée. La forme se distingue du fond en papier blanc parce qu’elle est découpée, comme un pochoir, sur une fine épaisseur de bois peint en noir. On est ainsi, d’emblée, dans le domaine du relief, qui constituera le champ d’expérimentation de l’artiste, sa vie durant.

Ce qui fait le charme de l’expo du LAAC, c’est le va-et-vient entre l’aplat et la 3D. Entre la gouache et la pièce en volume. Entre l’esquisse, le projet, le virtuel et la réalité nouvelle. Entre le calque et l’architecture. Les billets quadrillés hyalins, montrés à côté des produits finis, mis et tenus au carreau, tri ou bi-dimensionnels, ont la maladresse du doute, le tremblé de l’artiste qui s’applique, le charme d’une promesse non encore tenue. Ils montrent le procédé, la méthode du peintre. Ils ne sont pas plus purs que les œuvres, bien sûr, mais, moins patinés qu’elles, moins usés, moins datés, ils ont la fraîcheur, l’éclat, la beauté trompeuse de la reproduction par rapport à l’original — on sait qu’un vrai tableau de Mondrian (ou de Kupka) peut être plus déceptif qu’une copie toute simple.

On peut être plus sensible aux reliefs en bois, colorés ou non, de Hans Arp (que Domela a connu en 1920 au Monte Verità), aux collages Dada de Christian Schad, aux assemblages «Merz» de Kurt Schwitters, aux formes colorées de Miró, aux mobiles de Calder, etc., qu’aux «tableaux-reliefs» aux tons sourds présentés à Dunkerque. C’est une question de goût, qui, paraît-il, ne se discute pas !

En 1923, César Domela a rencontré le peintre suédois Viking Eggeling, inventeur du cinéma abstrait, et a sans doute été impressionné par ses lignes, droites, courbes ou brisées, qui se dédoublent en formant comme des empreintes de peigne, ainsi que par ses jeux de rythmes et de formes en perpétuel mouvement. Les motifs d’Eggeling n’ont pas la rondeur rassurante des bois de Hans Arp, mais sont bien plus acérées.

Ce qui fait surtout la spécificité de César Domela, c’est son exploration et exploitation incessante des matières. Des plus nobles, aux plus ignobles. Au fil des ans, il a introduit dans ses reliefs et sculptures des matériaux industriels qu’il a mélangés à ceux, naturels, que lui proposaient ses fournisseurs du quartier parisien du Marais : les matières plastiques, dès 1935 ; le cuivre rouge, la peau de crocodile et le plexiglas, en 1936 ; le noyer et les bois précieux, en 1937 ;l’argent dans ses bijoux qui lui assuraient des revenus pendant la guerre, la peau de requin, de phoque, le fanon de baleine, le thuya, le macassar, le bois de palmier, en 1941 ; l’ébène et l’ivoire, en 1943 ; le latté, en 1946 ; l’acier doux, en 1948-50 ; l’ardoise, en 1957 ; l’électrolyse de l’aluminium, en 1962, etc.
César Domela, c’est donc, avant et surtout : l’art et la matière.

Artisan fin et subtil, inventeur de formes inédites, insolites, biscornues et, aussi et surtout, imaginateur d’alliances et alliages de matériaux hétéroclites (plexiglas, laiton, bois de rose, galets, acier, etc.) qui débordent le plan ou les limites rigides du cadre (voir aussi sa dizaine de sculptures que l’on peut contempler sous une infinité d’angles), provocateur de chocs de qualités sensibles («le lisse et le rugueux, le brut et le poli, le ductile et compact, le brillant et le mat, le chaud et le froid », le clair et le sombre », ainsi que le note Frédéric Chappey dans le catalogue de l’exposition), César Domela a fait de son œuvre une méditation concrète. Perceptible, palpable, tangible.
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César Domela
— Sculpture, 1951. Acier, laiton, ébène et pierre. H : 90 cm.
— Relief n° 137, 1971. Laiton et bois peint. 75 x 100 cm.
— Portrait de mon père, 1923. Huile sur bois redécoupé, papier blanc. 75 x 41 cm.
— Poiret ou Sculpture S5, 1954. Cuivre argenté. 106 x 63 x 66 cm.
— Composition néoplastique n° 5K, 1926. Huile sur toile. 55 x 74 cm.

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