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La Triennale, l’écueil du sens

PAndré Rouillé

La situation de La Triennale est celle de l’incapacité croissante de la forme-exposition à s’inscrire dans des démarches curatoriales de plus en plus discursives et théoriques. La forme-exposition est en effet confrontée à ce paradoxe de connaître un essor planétaire vertigineux et de devoir simultanément soumettre le domaine de la visibilité qui est le sien aux exigences du discours — de placer les libres sensations sous la dure loi du sens. Faute d’avoir réussi à accomplir la délicate alchimie des œuvres et des discours dans la production d’un degré supérieur de sens.

La cause est entendue : «La Triennale», qui se tient jusqu’en août au Palais de Tokyo, prend le relai de «La Force de l’art» antérieurement logée au Grand Palais. Et s’en distingue radicalement. Car le changement de lieu s’accompagne d’une réorientation salutaire du projet. «La Force de l’art» avait pour mission de présenter et de soutenir les «créations contemporaines françaises», sous la houlette d’une petite poignée de commissaires dont la compétence avait la bienveillance du ministère. En réalité, «La Force de l’art» avait le tort immense d’être franchouillarde dans un contexte de mondialisation croissante de l’art, d’être recroquevillée sur les petits intérêts nationaux quand l’ouverture et le rayonnement devenaient chaque jour de plus en plus nécessaires.

Devant l’évidente impuissance de l’anachronique «Force de l’art» à remplir une mission impossible pour elle qui allait à contre sens de l’époque, on s’employa en haut lieu à remodeler la manifestation. Elle a donc perdu son arrogant et dérisoire titre de «La Force de l’art» au profit d’un plus modeste et plus dénotatif «La Triennale»; on l’a faite ostensiblement internationale, pleinement inscrite dans les réseaux et échanges culturels planétaires; on a confié sa première édition à Okwui Enwezor, un commissaire de réputation internationale qui, symbole supplémentaire, est originaire d’Afrique noire. Enfin, le transfert au Palais de Tokyo nouvellement agrandi et rénové, et plus ouvert sur le monde, doit conforter encore les nouvelles orientations de «La Triennale».

Mais voilà. En dépit de ces louables efforts, et de ces fermes intentions, la présente édition intitulée par Okwui Enwezor «Intense proximité», reste très en-deça des ambitions. Peut-être en termes de pertinence et de cohérence conceptuelles (on y reviendra), mais de toute évidence en termes de qualité curatoriale, de scénographie, d’appareillage documentaire, et de dispositif de médiation. Pas moins!

En réalité, sans accabler Okwui Enwezor et son équipe, notamment les quatre commissaires qui ont travaillé avec lui, la situation que pourrait bien actualiser — et subir — La Triennale est celle de l’incapacité croissante de la forme-exposition à s’inscrire dans des démarches curatoriales de plus en plus discursives et théoriques que suscitent les évolutions contemporaines de l’art.
Il vient en effet à l’évidence avec La Triennale que la forme-exposition est confrontée à ce paradoxe de connaître un essor planétaire vertigineux et de devoir simultanément soumettre le domaine de la visibilité qui est le sien aux exigences du discours — de placer les libres sensations sous la dure loi du sens. Faute, en l’occurrence, d’avoir su allier les unes et l’autre. Faute d’avoir réussi à accomplir la délicate alchimie des œuvres et des discours dans la production d’un degré supérieur de sens. Faute, également peut-être, d’avoir adopté un argument plus nuancé que celui de ce presque-postulat «Intense proximité: de la disparition des distances».

Inutile d’insister sur ce qui s’éprouve et s’impose de prime abord: une absence totale d’information sur les œuvres dont les cartels n’indiquent que les titre et nom d’artiste; un espace d’exposition labyrinthique, trop vaste et chaotique; un accrochage négligé qui laisse une impression de bric-à-brac et de déficit de sens.
Il faut toutefois reconnaître l’effort éditorial accompli: trois numéros du Journal de La Triennale accessibles gratuitement sur internet; un guide de visite, Intense Proximité, le guide de la manifestation, vendu 10 euros ; un épais ouvrage de 712 pages, Intense Proximité, une anthologie du proche et du lointain, vendu 50 euros.
Pour autant, cet incontestable effort ne résout en aucune manière le déficit d’accès aux œuvres et au propos supposé de l’exposition.

En effet, le «guide de la manifestation» est un recueil payant des notices qui figurent ordinairement sur les cartels à proximité des œuvres. Quant à L’Anthologie, sa conception et son rôle traduisent l’aporie fondamentale dont souffre l’exposition. Conçu explicitement de façon à «refléter le contenu théorique et conceptuel de La Triennale 2012, et à faire partie intégrante du projet curatorial», l’ouvrage veut être «un outil de réflexion théorique qui reflète les relations entre l’art et l’anthropologie, du début du XXe siècle à aujourd’hui».
Le rôle ainsi dévolu à L’Anthologie confirme explicitement que l’exposition ne s’adresse pas au seul regard, qu’elle déborde largement le domaine de la pure visibilité, pour se situer au contraire à la conjonction d’un «projet curatorial», d’un «contenu théorique et conceptuel», d’une approche spéculative de l’art moderne et contemporain (dans ses relations avec l’anthropologie), et d’une analyse géopolitique de la scène internationale de l’art. En un mot, l’exposition est arrimée à un faisceau de discours, et le choix des œuvres référé à des théories et concepts. La face visible de l’exposition est donc indissociable de sa face discursive.

Mais voilà, les visiteurs qui, dans leur grande majorité, n’auront ni acheté ni lu le «guide» ou l’«anthologie», ne trouveront rien, ou presque, ni dans l’exposition ni même sur internet, pour accéder au socle conceptuel, théorique, curatorial, artistique, et géopolitique de l’exposition.
Quant au propos du commissaire général, il n’est lui-même distillé qu’avec parcimonie sur internet au travers d’un court texte («Intense Proximité, l’art comme réseau»), et d’une brève interview («Reformuler le paysage des jugements hâtifs», Journal, n°1).
Avec ce problème supplémentaire trop important pour ne pas être signalé: l’un et l’autre textes du commissaire sont d’une si piètre qualité qu’ils manquent à leur fonction d’exposer et d’expliciter, même sommairement, l’éventuelle cohérence du socle discursif de l’exposition.

Au total, dans cette exposition pléthorique de plus de cent artistes, le visiteur se trouve dans la situation inconfortable, d’un côté d’avoir affaire à des œuvres qui ne tiennent au mur que dans le cadre d’une démarche conceptuelle, et d’un autre côté que celle-ci ne lui est accessible ni directement, ni facilement, ni même gratuitement.

Il s’agit là d’une erreur curatoriale grave dans laquelle succombent aujourd’hui de nombreuses expositions d’art contemporain, et à laquelle n’échappe pas La Triennale 2012.
Tout se passe en effet comme si les curateurs surestimaient la part visible des Å“uvres au point de croire possible de les dissocier, sur les cimaises, de leur part discursive; au point de suspendre ainsi les Å“uvres dans le vide de l’a-signifiance en les privant du socle verbal et conceptuel sur lequel elles, et leur agencement en exposition, prendraient sens; au point de traiter les Å“uvres contemporaines, toujours éminemment conceptuelles et processuelles, et de concevoir des expositions, toujours plus théoriques, à la manière d’antan où le beau se croyait sans concept…

Si les publications de La Triennale prennent bien en compte la partie discursive des œuvres et de la démarche curatoriale, elles le font d’une façon inappropriée à la visite d’une exposition. Entre les œuvres et les ouvrages, les spectateurs sont ainsi condamnés à errer dans un vide d’information — et de problématisation — qu’aucun outil pertinent et praticable ne vient combler (pas même les efforts méritoires des rares «médiateurs»).

Ainsi privées de leur partie discursive, de leur charpente théorique et conceptuelle, nombre d’expositions contemporaines se transforment en spectacles insignifiants, obscurs, insolites et muets. Et deviennent finalement invisibles, puisque le regard est dépourvu des mots et des concepts qui le guident et l’orientent et qui contribuent à sa pertinence et son acuité.

André Rouillé.

La Triennale 2012. Intense proximité.
Sous la direction d’Okwui Enwezor, avec Mélanie Bouteloup, Abdellah Karroum, Emilie Renard, Claire Staebler.

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