PHOTO | CRITIQUE

La Traversée

PFrançois Salmeron
@14 Mar 2014

Cette exposition propose une «traversée» des problématiques chères à Mathieu Pernot: traversée des âges de l’existence, relatant la vie d’individus ou de communautés rencontrés et suivis par le photographe durant des décennies, traversée de l’histoire et de ses utopies laissant place à la désolation et au désenchantement, traversée des territoires enfin.

Incontestablement, l’une des originalités du travail photographique de Mathieu Pernot consiste à se situer dans la durée et à aller à la rencontre de son sujet, à entamer un dialogue avec autrui. La série consacrée à Giovanni, qui ouvre l’exposition du Jeu de Paume, rend bien compte de cette démarche. D’une part, les photographies ont été prises de 1995 à 2012, soit une quinzaine d’années à suivre la même personne ou à retourner fréquemment vers elle. D’autre part, elles témoignent d’une sorte de complicité, ou du moins d’une proximité et d’une confiance, qui se sera établie au fil du temps entre le photographe et son sujet.
On pourrait ainsi presque suivre le parcours de Giovanni dans cette série, qui regroupe d’ailleurs différents travaux de Mathieu Pernot. Enfant, adolescent et père de famille: telles seraient les trois étapes marquantes ou les âges de la vie traversés par Giovanni. Les formats diffèrent également selon les séries: photomaton, polaroïd, grands tirages argentiques, couleurs ou noir et blanc.

Le travail de Mathieu Pernot s’inscrit donc clairement dans la durée, et interroge l’identité des individus qui traversent les âges, les époques. Enfant endormi, posant avec sa famille dans une caravane, adolescent hurleur aux abords d’une prison, jeune père soulevant par les pieds une petite fille. Qu’est-ce qui fait que notre identité perdure, malgré tous les changements que nous subissons au fil du temps? Nos traits changent, notre caractère et notre psychologie se modifient, et pourtant nous nous reconnaissons comme étant la même personne. Le regard d’autrui aussi, d’ailleurs.
Car si nous avons parfois du mal à retrouver Giovanni parmi les autres jeunes garçons qui posent à ses côtés, et que l’on risque par là de le confondre avec un autre, nous parvenons tout de même à l’identifier avec son regard cerné, légèrement tombant. En quête de signes distinctifs pour le reconnaître, nous pouvons aussi nous en remettre à quelque chose d’autre, de plus évanescent: une sorte d’attitude ou de manière d’être, une façon d’habiter l’espace.

Giovanni appartient ainsi à une communauté tsigane du Sud-Est de la France que Mathieu Pernot aura fidèlement suivie. La série des Photomatons articule à cet égard deux univers antinomiques: l’insouciance et la légèreté de ces enfants tsiganes, dont on doit réaliser une photo d’identité pour convenir aux exigences et à la paperasse de la lourde machine administrative française. Mais cette démarche bureaucratique prend une tournure poétique et fragile avec les frimousses barbouillées de ces enfants, qui nous sont restituées dans de tout petits formats.
Aussi, les jeux des enfants prennent parfois une tournure quasi subversive, comme lorsque la jeune Priscilla ou une petite fille noire se masquent le visage. Car pour l’Etat et sa bureaucratie, identifier les individus, c’est avant tout un moyen de les contrôler et de les ficher. En plongeant leur visage dans leurs mains, ces deux petites semblent ainsi refuser le traitement qu’on leur réserve, comme un signe de rébellion naïve ou inconsciente.

Le destin des Bohémiens demeure donc une question chère à Mathieu Pernot. Le photographe se meut d’ailleurs en historien pour essayer de retracer le parcours chaotique et méconnu de ces Bohémiens au cours du XXe siècle. Par là, Mathieu Pernot exhume les archives du camp de Saliers, créé en 1942 sous le régime de Vichy, et voué à enfermer les populations dites «nomades». Il expose ainsi les «carnets anthropométriques» constitués à l’époque pour ficher les individus: portrait de profil et de face, mensurations, date de naissance, empreintes digitales, marques particulières, etc. Autant de procédés pour circonscrire leur identité. On retrouve parmi ces photos et carnets des courriers, missives et papiers officiels du commandement du camp.
Tous ces documents attestent donc d’une surveillance étroite des individus: les autorités retracent leurs parcours et les pistent même lorsqu’ils parviennent à s’échapper. On remarquera que ce travail d’archive se trouve accompagné de portraits récents des survivants, réalisés par Mathieu Pernot, et d’une bande-son où ceux-ci témoignent de leur passé. Plusieurs médiums se trouvent ainsi convoqués pour tracer le fil de la narration: archives et documents d’époque, photos récupérées ou produites par Mathieu Pernot, témoignage oral.

L’univers de la détention est également exploré dans la série Panoptique. Réalisées dans les cours de promenade vides des prisons françaises, ces photographies rendent évidemment compte du sentiment d’enfermement et d’oppression qui prédomine: partout des murs, des grilles, des barreaux, des barbelés. Tout est confiné, clos. De plus, Mathieu Pernot signale que les points de convergence de ses prises de vue se heurtent inexorablement aux murs des prisons. Et dans ces espaces, tout semble avoir été construit pour pouvoir être rendu visible et surveiller: les yeux invisibles des caméras paraissent pouvoir balayer le moindre centimètre carré de surface.

Mais Mathieu Pernot propose un contre point à ces lieux de rétention et d’isolement avec Les Hurleurs. Ces hurleurs sont des proches des détenus qui rôdent aux abords des prisons, et crient de toutes leurs forces pour tenter de leur faire parvenir un mot, un message. Ici, nous sommes donc focalisés sur les individus hurlant, cadrés à la taille, alors que l’édifice pénitentiaire n’est quasiment jamais représenté, constituant un hors-champ. Les regards des hurleurs sont convulsés ou tirés. Les mains servent de porte-voix ou sont levées en signe d’au revoir, de bénédiction ou de prière. Les corps sont toujours tendus en direction de leur interlocuteur, tentant désespérément de briser la distance et de contourner les barrières, pour faire entendre leur voix.

Aux édifices des prisons succèdent les tours des banlieues, héritage mal assumé des politiques d’aménagement des villes et du territoire français. Car la série Implosions rend compte de la destruction de ces barres d’immeubles implantées à Mantes-la-Jolie, Meaux ou La Courneuve. Ces HLM constituent-ils une honte pour la société française et ses politiques? Ils sont en tout cas dynamités, afin de policer le paysage urbain. Les bases des immeubles s’affaissent, des nuées d’oiseaux s’envolent à tire-d’aile, affolés. Ces immenses barres sont démantelées comme dans un vulgaire jeu de dominos ou de château de cartes. Tout converge vers un effondrement progressif et méthodique des structures, où l’architecture des immeubles finit par se noyer dans un immense nuage de poussière: on tire le rideau.

Encore, Mathieu Pernot se rend dans des logements sociaux destinés à être prochainement détruits. Les intérieurs sont délabrés, constitués de gros bloc de béton. Des bouts de tapisserie vieillots subsistent parfois sur les murs, autour des fenêtres photographiées. Elles constituent bien entendu une ouverture, un moment de respiration dans cet univers bétonné – sauf lorsque l’une d’entre elles est condamnée. Elles forment surtout un cadre dans le cadre, un tableau dans le tableau, par lequel on perçoit le monde environnant, à la l’image de La Clef des Champs de Magritte.

Enfin, Le Meilleur des mondes et Les Témoins viennent clore cette réflexion sur les quartiers d’habitat collectif, et marquer la fin de l’utopie HLM, ainsi que celle de notre croyance en un progrès en matière de logement et d’urbanisation. Mathieu Pernot collecte et agrandit ici des cartes postales récupérées aux puces, et teintées d’une indéniable nostalgie. Elles dessinent la topographie de ces quartiers, leur plan d’organisation. Il se focalise aussi sur les quelques personnes apparaissant au milieu des tours. Les plans agrandis les rendent flous, comme les fantômes d’un passé révolu, ou les témoins d’une page de l’histoire que l’on tourne – et que l’on aimerait peut-être oublier.

L’exposition se clôt sur deux séries bouleversantes, marquant la traversée des territoires et des âges. Les Migrants articule texte et photo pour relater le terrible parcours de réfugiés afghans. Mathieu Pernot photographie les corps endormis des réfugiés emmitouflés dans des duvets ou des couvertures dans un parc à Paris, tôt le matin, avant que la police ne les déloge. Les bancs publics ou de vulgaires cartons servent de matelas. Une boite à pizza fait office d’oreiller. Surtout, on remarque que les visages des migrants endormis ne sont jamais visibles. Seule une paire de souliers dépasse de ces lits de fortune.
Alors, les migrants se cachent-ils d’une population qui, elle-même, refuse de les voir ou de les accueillir? Ils ressemblent pour ainsi dire à des fantômes recouverts d’un drap blanc ou pire, à des cadavres couverts d’un sac plastique que l’on destine à la morgue. Surtout, les visages masqués apparaissent comme le signe d’une négation: celle de l’entité et de l’humanité de ces migrants. Car, comme le suggérait le philosophe Emmanuel Lévinas, la construction de sa propre identité et d’un monde intersubjectif passe par le visage que l’on offre à voir à autrui.

Dans les Cahiers Afghans, nous découvrons encore l’apprentissage que Mansour fait de la langue française et des phrases de première nécessité (vocabulaire sanitaire, procédurier ou de débrouille servant à s’orienter et à entamer quelques démarches administratives). Horrifiés, nous lisons encore l’effroyable récit de Jawad, qui raconte son périple de l’Afghanistan jusqu’à la France, en passant par l’Iran, la Turquie, la Hongrie ou l’Allemagne. «Je regrette parfois de ne pas être un chien, car en Europe la situation des chiens est meilleure que celle des étrangers comme nous». Tels sont les mots amers qui achèvent son périple, ressemblant en tout point à un chemin de croix.

La série Le Feu, produite spécialement pour l’occasion, achève le parcours sur une note plus apaisée et onirique. Même si la carcasse d’une caravane calcine sous nos yeux et produit comme un éclair ou un halo lumineux dans la nuit noire, nous retrouvons les doux visages des protagonistes tsiganes dont Mathieu Pernot suit les évolutions. Les traits sont illuminés par les flammes, les couleurs sont douces et chaudes. On reconnaît Giovanni ou Priscilla, les enfants des Photomatons qui ont d’ailleurs bien grandi. Ils se recueillent autour de la caravane d’un défunt à laquelle on a mis feu, suivant en cela un rite funéraire tsigane.

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