ÉDITOS

La revanche des images

PAndré Rouillé

Les images seraient-elles plus morales qu’on ne l’a dit souvent ? Et même plus morales que ceux qui s’en servent sans mesure ni scrupule. On les a tellement dénoncées pour les niaiseries et les tromperies dont chaque jour elles nous abreuvent, on a tellement voulu nous faire admettre qu’elles étaient devenues la seule réalité qui vaille, on a tellement cru que leur pléthore conduisait inéluctablement à la ruine de leur potentiel de vérité : à cause de tout cela, on est aujourd’hui presque surpris du sursaut auquel elles participent en Irak.
Les clichés des soldats américains dans les prisons de Bagdad, en particulier celle d’Abou Gharib, sont horribles parce qu’ils montrent des prisonniers humiliés physiquement, moralement et culturellement.

Des hommes totalement nus, et en cela déjà offensés dans leurs traditions, mais qui sont aussi harcelés par des chiens policiers, ou obligés de s’entasser les uns sur les autres en forme de pyramide, ou à plat ventre avec un collier et une laisse de chien tenue par une femme, ou menottés à un lit métallique avec une culotte de femme sur la tête. Tout cela sous les regards satisfaits et triomphants de leurs geôliers.

Les clichés sont horribles pour les sévices (y compris sexuels) et les tortures, mais aussi parce qu’ils dévoilent au grand jour l’immense mensonge qui a servi d’argument et d’accompagnement à cette guerre. A l’horreur s’ajoute la confirmation d’une hypocrisie d’État, et d’une longue tromperie.
Les détenus irakiens sont traités comme des chiens, après qu’une grande partie du monde a été traitée comme des imbéciles.

Face à tout cela, il n’est pas rare de ne rencontrer que fatalisme et résignation : la torture et la guerre seraient en quelque sorte indissociables, les actions présentes s’inscriraient dans une perspective historique — une tradition ! — indépassable (le Vietnam, l’Algérie, etc.), les exactions des uns ne feraient que répondre à celles des autres, etc.
A ceci près que les pays de la coalition sont intervenus en Irak pour « éradiquer » les forces du Mal au nom de la défense des valeurs occidentales du Bien ; que les tortionnaires atteignent autant la chair de leurs ennemis que les valeurs élémentaires de l’humanisme ; que l’on ne peut pas combattre les terroristes en adoptant leurs méthodes sous peine de s’engager dans une spirale infernale de la violence et de renier en pratique les raisons du combat.

Après tant d’irrespect et d’outrages (aux intelligences, à l’équilibre international et à l’Onu, aux peuples, aux majorités pacifistes du monde, etc.), on a d’abord vu se constituer une résistance irakienne, on assiste aujourd’hui à une revanche cinglante des images anglo-américaines.
Les grands networks d’outre-Atlantique ont mobilisé sans faille leur énorme force de frappe en images pour préparer la guerre ; sur le terrain des opérations, les images ont été contrôlées, sélectionnées, formatées, avec une efficacité héritée de la précédente guerre d’Irak, afin de maquiller l’agression en divertissement.
Eh bien, voici que les images, trop brutalement pliées et bafouées, se dressent contre le contrôle militaire, contre la dictature des mots et du mensonge, contre la guerre-spectacle.

Les photographies des geôles irakiennes viennent brusquement ébranler la domination du dicible sur le visible. Ce qu’elles font surgir dans le visible vient lézarder le dicible. Elles ruinent tous les discours sur la mission civilisatrice de l’Amérique, elles brisent la rhétorique binaire du Bien contre le Mal, et projettent brutalement du côté de Sodome l’idéal d’une démocratie morale et puritaine…

Aussi violentes et ravageuses soient-elles politiquement, les images ne doivent rien aux grands acteurs du document que sont les reporters traditionnels. De facture assez modeste, sans doute réalisées par des soldats, ce sont des images numériques dotées d’une exceptionnelle capacité technique à circuler vite par les réseaux.
Elles ont littéralement fui du système : elles s’en sont échappé, comme de l’eau qui fuit d’un tuyau percé.
L’itinéraire précis de ces images compte moins que le fait qu’elles ont déjoué les contrôles réputés les plus stricts. Preuve supplémentaire que les autorités occupantes sont, dans tous les sens du terme, totalement débordées, par la résistance armée autant que par les images.

Ces images sont évidemment tragiques par ce qu’elles désignent et par ce qu’elles expriment du monde présent. Ce qui ne manquera pas d’accroître l’immense soupçon qui atteint les valeurs fondatrices de la société occidentale, d’approfondir la dévaluation de la parole politique, et sans doute d’accélérer les déconnexions des individus d’avec ce monde-ci.

Les postures esthétiques d’évitement de ce monde auquel on ne croit plus sont nombreuses, caractéristiques de cette «ère du soupçon» (Nathalie Sarraute).
Beaucoup d’œuvres adoptent par exemple des postures de repli. Repli dans l’ordinaire ou le dérisoire ; repli sur l’intimité ; repli sur l’identité sociale, sexuelle ou ethnique ; repli, encore, dans le rien, le vide. Se replier pour se protéger dans un monde en ébullition. Une manière de préservation de soi, ou de microrésistance.

André Rouillé.

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Couverture du guide paris-art #6. Image de Miss Tic, En avant doutes, 2003. Pochoir. ©Miss Tic.

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