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La querelle des anciens et des postmodernes

PAndré Rouillé

Face à l’injustice et aux discriminations dont ils s’estiment les victimes, «les artistes décident d’entrer en résistance». Une résistance «contre le pompiérisme d’État, pour la diversité». En réalité, une querelle flamboyante contre «les agités du bocal postmoderne à prétention avant-gardiste» que relancent avec la force du désespoir les tenants des «arts de la main» qui s’insurgent contre «l’hégémonie que cet art dit ‘contemporain’ exerce aux dépens de la plus vaste communauté artistique de notre pays».

Face à l’injustice et aux discriminations dont ils s’estiment les victimes, «les artistes décident d’entrer en résistance». Une résistance «contre le pompiérisme d’État, pour la diversité». En réalité, une querelle flamboyante contre «les agités du bocal postmoderne à prétention avant-gardiste» que relancent avec la force du désespoir les tenants des «arts de la main» en criant leur certitude que «ni la peinture, ni la sculpture, ni la gravure, ni l’art mural n’ont épuisé leur potentiel émotionnel». Et en s’insurgeant contre «l’hégémonie que cet art dit ‘contemporain’ exerce aux dépens de la plus vaste communauté artistique de notre pays».

L’excès des mots exprime la profondeur et la réalité des souffrances. Dans le cri des artistes «de la main», qui retentit à nouveau aujourd’hui, on entend «la dépossession galopante de leur statut d’artiste», et la déchéance de ceux qui, après avoir «patiemment élaboré une œuvre et conquis une certaine notoriété, se voient relégués au rancart».
Déclin social, perte de considération, mépris des pouvoirs publics, chute des revenus financiers, baisse de visibilité et relégation de leurs œuvres dans les catégories infamantes du «ringard» et du «dépassé»: ce lourd tribut versé à l’évolution du monde et aux changements des manières de faire art, les artistes «de la main» en rendent responsables les tenants de l’«esthétique néo-duchampiste [sic] alimentant un marché mondial du scandale où l’apologie de la laideur le dispute au rien, au sale et au répugnant». Ils en fixent aussi une origine: le milieu des années 1960, avec «la pénétration croissante des intérêts américains dans la politique culturelle française».

Par delà les dérives lexicales et les flagrantes limites du propos, la légitime exaspération et les revendications adressées à l’État par les artistes «de la main» confirment que le monde de l’art n’est pas un espace idyllique d’unité mais un champ de lutte et de concurrence, et qu’une forte intrication relie l’esthétique aux questions économiques, sociales, politiques, et morales.

Cette exaspération et ces revendications ont l’immense mérite de mettre en évidence le fait que le monde, l’art et la culture sont animés par une certaine communauté de valeurs, et d’exemplifier à nouveau que «l’art est autonomie et fait social» (Theodor Adorno).
Si l’art a effectivement ses raisons proprement artistiques, celles-ci ne sont pas indépendantes de raisons — économiques et sociales — plus larges que l’art.

Le drame des «arts de la main» n’est donc guère imputable aux artistes «labellisés ‘art contemporain’», et guère plus à la gauche française et à Jack Lang rituellement accusés d’avoir indûment apporté un soutien délibéré aux œuvres conceptuelles. Ce drame, l’État ne pourrait guère le dénouer, quand bien même satisferait-il à la revendication qui lui est adressée de pourvoir à un juste «financement de la diversité artistique». Parce que ce drame traduit l’irréductible césure qui s’est creusée entre les «arts de la main» et les transformations des sociétés contemporaines dont les arts contemporains tentent, eux, de capter esthétiquement les forces et paradigmes.

En particulier, les rapports que les uns et les autres arts entretiennent avec les notions de «tradition» et de «métier» sont radicalement différents. Les artistes «de la main» n’ont pas plus de métier que les artistes contemporains; les uns et les autres exercent seulement leur métier de façon différente, avec d’autres matériaux et savoir-faire, selon d’autres protocoles, en vue de créer d’autres types d’œuvres, obéissant à d’autres ordres de pertinence.
En outre, la place et les rôles des spectateurs vis-à-vis des œuvres sont totalement différents.

Ces différences apparaissent opportunément au travers d’une opération que le Centre national des arts plastiques (Cnap) pilote actuellement en prêtant au Domaine national de Saint-Cloud (jusqu’au 04 juin) l’œuvre intitulée Jardin suspendu (2008) de l’artiste libanaise Mona Hatoum.
Constituée d’une double rangée de sacs en toile superposés, l’œuvre ressemble aux murets que les militaires érigent dans les villes en guerre pour se protéger des balles ennemies. A ceci près que les sacs de Mona Hatoum ne sont pas remplis de sable, mais de terre et de graines qui, en germant, percent les parois des sacs et couvrent l’œuvre de mille pousses d’herbe verte.

Cette œuvre qui n’est ni une peinture, ni une sculpture, ni une gravure, déborde les disciplines séculaires de l’art. Dépourvue d’existence matérielle propre et de lieu de conservation, elle n’a pas été physiquement transportée à Saint-Cloud, mais réactivée (par 300 élèves de la maternelle au lycée) à partir d’un protocole établi par l’artiste pour en définir avec précision les matériaux et la manière de les agencer.

Les spectateurs n’ont plus affaire à une œuvre-objet à admirer, mais à une œuvre-processus à apprécier dans son esthétique et à comprendre dans ses fonctionnements. Certains auront même été conviés à collaborer à sa réactivation-actualisation jusqu’à en devenir en quelque sorte des interprètes. Quant à la main et à l’action physique de production, elles sont bien réelles, mais distribuées et déléguées à d’autres par l’artiste qui, en abandonnant une part de ses prérogatives, redéfinit l’acte de créer — et celui de regarder.

Si l’œuvre de Mona Hatoum réactivée peut avoir l’apparence d’une sculpture posée au sol, ses processus de création et d’actualisation sont plus proches de ceux de la musique ou de l’architecture: l’artiste (compositeur ou architecte) a rédigé un protocole (partition ou plan) dont la réactivation-exécution sera confiée à des maîtres d’œuvres-interprètes différents à chaque présentation de l’œuvre.
L’œuvre possède donc bien une matérialité, mais à la différence de celle des sculptures traditionnelles, elle n’est ni fixe, ni immuable, ni pérenne. Chaque exposition donnant lieu à la fabrication d’une occurrence singulière, fidèle au concept de l’œuvre autant qu’ouverte à d’infinies interprétations et différences. En outre, chaque occurrence de l’œuvre est elle-même évolutive dans son apparence en fonction de la croissance de l’herbe qui pousse entre les sacs de terre…

On passe ainsi des œuvres-objets traditionnelles à des œuvres-évènements processuelles, d’un monde à un autre, avec d’autres manières de faire œuvre et de tisser des réseaux de sens en résonnance avec les temps présents.

André Rouillé

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— Contre le pompiérisme d’état, pour la diversité!
— Mona Hatoum, Jardin suspendu, au Domaine national de Saint-Cloud

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