ART | CRITIQUE

La Place de la Concorde, Valérie Mréjen

PMuriel Denet
@25 Avr 2008

Dans ses vidéos brèves, constituées de plans fixes frontaux, Valérie Mréjen avance masquée dans la parole des autres, et derrière les clichés, formules d’usage, et autres lieux communs, qu’elle interroge et vide de leur substance. Effet tragi-comique garanti. Les productions récentes en regorgent.

Dans la pénombre du rez-de-chaussée du Jeu de Paume, les vignettes vidéo de Valérie Mréjen, pièces brèves, constituées de plans fixes frontaux, se déploient avec bonheur en un miroir kaléidoscopique, habité d’une multitude de visages, de voix, d’histoires, que l’artiste tend au spectateur.

La ligne claire de l’écriture, sans surcharge ni pathos, évoque immédiatement celle de Sophie Calle. À ceci près que si cette dernière fait de sa vie le matériau d’un art qui la résout et la dépasse, qu’elle l’origine dans un «je» intime, plus ou moins fictionnalisé, le «je» de Valérie Mréjen passe d’abord par celui des autres.

Collage des réponses à la question «Qu’est-ce que vous ne supportez pas ?», la longue litanie Je ne supporte pas est déroulée au mur : grincement des pattes de pigeons sur le zinc du toit, malotrus qui gardent leur sac sur le dos dans le métro bondé, livres qui fatalement se cornent au fond du sac à main, ou désolante conformité des signes de la vieillesse avec ce que l’on en savait, etc.
Ce «je», conglomérat composite de singularités, et paradoxal de négations, dessine la ligne insaisissable qui traverse chacun, et sépare soi des autres. Elle est au cœur de l’œuvre de Valérie Mréjen.

On ne s’étonnera donc pas que La Maman et la Putain soit l’un des deux films préférés de l’artiste — le second étant Jeanne Dielman, autre version de la femme, mère et prostituée. Un des personnages de Jean Eustache rêve tout haut de «parler avec les mots des autres». «Ça doit être ça la vraie liberté», ajoutait-t-il.
Cette liberté, Valérie Mréjen la prend. Absorbant les mots entendus et recueillis, elle les isole et les réordonne dans des formes courtes, zappantes, qui se posent l’air de rien sur des drames intimes. À la fois ordinaires et singuliers, ils disent le poids des contraintes sociales dans lesquelles l’individu doit se construire et exister.
Les situations sont parfois proches de l’absurde. Elles révèlent le vide, à fleur de néant, dans lequel les personnages se débattent (Le Projet), ou bien sont saturées de tragédies ordinaires, quand, par exemple, une femme d’âge mûr exprime, en deux courtes anecdotes, la souffrance indicible que provoque l’indifférence du mari (Des larmes de sang). Quelque chose cloche, mais personne, et surtout pas l’artiste qui opte pour une passivité cathartique, ne dit jamais rien.

Valérie Mréjen avance masquée dans la parole des autres, et derrière les clichés, formules d’usage, et autres lieux communs, qu’elle interroge et vide de leur substance. Effet tragi-comique garanti. Et les productions les plus récentes en regorgent.

Capri, produit spécialement pour le Jeu de Paume, est le seul film avec plans de coupe, champs et contre-champs. Dans un appartement bourgeois parisien, la scène de rupture d’un couple marié, à rebondissements dignes d’une série télévisée, en adopte la forme, plate et convenue : les personnages, dont le nom change à chaque réplique, enfilent, dans un savoureux dialogue collage, les clichés du genre «Tu es belle quand tu t’énerves»,  ou «Vous êtes tous les mêmes, il n’y a qu’une chose qui vous intéresse», sur le ton stylisé et désincarné des séries à l’eau de rose.

Des hommes et des femmes sont réunis dans un même appartement (Ils respirent). Mais chacun est isolé, en retrait d’un groupe qui reste virtuel, perdu dans des pensées convenues sur leurs relations aux autres. Pensées bulles qui sont le lieu même des tentatives de faire se rejoindre l’apparence et ce que l’on croit ou voudrait être.

Hors saison est un envoi de cartes postales parlées, qui prend la forme d’un diaporama de retour de vacances. Des clichés datant des années 60/70, qui représentent des hôtels et des salles de restaurant, vides, anonymes, impeccablement apprêtés dans l’attente des touristes, servent de toile de fond au délitement du couple du mari-narrateur, frappé d’une cécité toute romanesque.

Voilà c’est tout est un florilège des stéréotypes, mais aussi des difficultés à s’en libérer, recueillis auprès de lycéens à qui l’on demande par exemple : qu’est-ce qui vous fait peur ? votre meilleur souvenir ? etc.
Cela donne des rêves d’avenir conformistes à l’extrême («avoir un métier, me marier, avoir des enfants»), des modèles de vie trahissant la force du déterminisme familial («Jimmy Hendrix et Pink Floyd, bon je sais c’est un peu cliché mais bon»), ou des inquiétudes devant les obstacles à surmonter pour se faire une place dans un monde qui ne vous attend pas («ceux qui y arrivent, je les envie»). Comme toujours, on est sur le fil du rasoir, entre rire et larmes. Rien n’est jamais sûr chez Valérie Mréjen.

Au cœur même de situations on ne peut plus convenues, le doute s’installe. Ainsi le spectateur, accueilli par Jean-Christophe Bouvet, est-il réduit, avec un brio époustouflant, à moins que rien, en l’espace de deux minutes (Bouvet), puis il sera congédié par une mégère remontée comme une mécanique qui, imperturbable, débite une infinie variations de formules d’au revoir (Au revoir, merci, bonne journée).

À rebours de toute subjectivité apparente, c’est bien la trame factuelle tissée par les mots et les corps, retenus par la pudeur et  les convenances, sans épanchement, ni excès, qui élabore, pièce après pièce, une matière sensible, où se dessine une sorte d’autoportrait offert et, finalement, inassignable.

Publications
Valérie Mréjen, Ping-pong, catalogue de l’exposition, Allia / Jeu de Paume, 2008.

Valérie Mréjen
— Bouvet, 1997. Vidéo couleur, son. 1 min 35 s.
— Au revoir, merci, bonne journée, 1997. Vidéo couleur, son. 1 min 50 s.
— Une noix, 1997. Vidéo couleur, son. 1 min 43 s.
— Sympa, 1998. Vidéo couleur, son. 1 min 10 s.
— Anne et Manuel, 1998. Vidéo couleur, son. 2 min 15 s.
— Jocelyne, 1998. Vidéo couleur, son. 2 min 10 s.
— Le Projet, 1999. Vidéo couleur, son. 1 min 54 s.
— Il a fait beau, 1999. Vidéo couleur, son. 4 min.
— Des larmes de sang, 2000. Vidéo couleur, son. 2 min.
— Le Goûter, 2000. Vidéo couleur, son. 4 min 03 s.
— Titi ou les kiwis, 2000. Vidéo couleur, son. 1 min 27 s.
— Blue Bar, 2000. Vidéo couleur, son. 2 min 47 s.
— Portraits filmés, 2002. Vidéo couleur, son. 13 min 30 s.
— Eau sauvage, 2004. Texte publié aux éditions Allia. Enregistrements de deux extraits pus par Lise Lamétrie (2 min 45 s) et Frédéric Pierrot (4 min 12 s).
— Capri, 2008. Vidéo couleur, son. 6 min.
— Ils respirent, 2008. Vidéo couleur, son. 7 min.
— Voilà c’est tout, 2008. Vidéo couleur, son. 5 min 50 s.
— Hors saison, 2008. Vidéo couleur, son. 2 min.
— Je ne supporte pas, 2008. Installation.
— Dieu, 2004. France. Vidéo couleur, son. 11 min 30
— Chamonix, 2002 . Vidéo couleur, son. 35 mm . 13 min
— Pork and Milk, 2004. Israël. Vidéo couleur, son. 35 mm. 52 min

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