LIVRES

La Photographie. Entre document et art contemporain

L’ambition de cet essai est de contribuer à remettre «la photographie à l’endroit», en interrogeant ces fausses vérités qui ont acquis la force de l’évidence, en traçant de nouvelles directions de pensée, et en expérimentant de nouveaux outils théoriques pour aborder la photographie.

— Auteur : André Rouillé
— Éditeur : Gallimard, Paris
— Collection : Folio essais
— Année : 2005
— Format : 11 x 17,50 cm
— Illustrations : quelques, en noir et blanc
— Pages : 704
— Langue : français
— ISBN : 2-07-031768-4
— Prix : 10 €

Présentation
La légitimité culturelle et artistique de la photographie est récente. Alors qu’elle a longtemps été vue comme un simple outil dont on se sert, ses productions sont de plus en plus contemplées pour elles-mêmes. Mais cela intervient au moment du déclin historique, et sans doute irréversible, de ses usages pratiques.

Sur le plan des recherches, des théories et des textes, la photographie est un objet neuf.
C’est pourquoi elle reste encore très largement inexplorée, grandement ignorée ou délaissée par les auteurs et les théoriciens, généralement sous-estimée dans son intérêt et dans sa complexité. Parfois, aussi, maltraitée, ou trop vite pensée.

L’ambition de cet essai est de contribuer, en quelque sorte, à remettre «la photographie à l’endroit», en interrogeant ces fausses vérités qui ont acquis la force de l’évidence ; en traçant de nouvelles directions de pensée, en expérimentant de nouveaux outils théoriques pour aborder la photographie.

La photographie est l’objet du livre : dans sa pluralité et ses devenirs, du document à l’art contemporain; dans son historicité, depuis son apparition, au milieu du XIXe siècle, jusqu’à l’alliage «Art-photographie» d’aujourd’hui.

Historicité, pluralité, devenirs : à l’inverse de cette sorte de monoculture de l’indice qui a dominé les discours sur la photographie depuis le début des années 1980.
Au-delà de leur fécondité théorique, les notions de trace, d’empreinte ou d’indice ont eu l’immense inconvénient de nourrir une pensée globale, abstraite, essentialiste, de «la» photographie réduite à une catégorie dont il convient de dégager les lois générales.

Le dogme de l’empreinte masque que la photographie, comme le discours et les autres images, et selon ses moyens propres, fait être : de part en part construite, elle fabrique et fait advenir des mondes.

En quittant l’univers désincarné des pures essences, on arrive dans le monde vivant et pluriel des pratiques, des œuvres, des passages et des alliages. En soi, au singulier, « la » photographie n’existe pas. Dans le monde réel, on a toujours affaire à des pratiques et des œuvres particulières dans des contextes, des territoires et des conditions, et avec des acteurs et des enjeux déterminés. Donc inséparables d’une historicité et de devenirs.

La première partie : «Entre document et expression»
La photographie n’est pas en soi un document, elle est seulement dotée d’une valeur documentaire variable selon les circonstances.
Après avoir connu des niveaux très élevés dans la phase florissante de la société industrielle, cette valeur documentaire décline avec elle ; la perte d’hégémonie de la «photographie-document» ouvre le champ à d’autres pratiques jusqu’alors marginalisées ou embryonnaires, notamment la « photographie-expression ».

La photographie-document n’assure pas de rapport direct — ni même raccourci ou transparent — avec les choses.
Elle ne met pas le réel et l’image face à face, dans une relation binaire d’adhérence. Entre le réel et l’image s’interpose toujours une série infinie d’autres images, invisibles mais opérantes, qui se constituent en ordre visuel, en prescriptions iconiques, en schémas esthétiques.

Alors que la photographie-document repose sur cette croyance qu’elle est une empreinte directe, la photographie-expression assume son caractère indirect. Du document à l’expression s’affirment les principaux refoulés de l’idéologie documentaire : l’image, avec ses formes et son écriture; l’auteur, avec sa subjectivité ; l’Autre en tant qu’il est dialogiquement impliqué dans le processus photographique.
Historiquement ce passage s’enclenche quand la photographie-document commence à perdre le contact avec le monde qui, à la fin du XXe siècle, est devenu trop complexe pour elle ; mais surtout, quand le monde lui-même fait l’objet d’un large mouvement de défiance, quand on commence à ne plus croire en ce monde-ci.
Enfin, un vaste passage a pu s’opérer du document à l’expression parce qu’au niveau des images et des pratiques le document réputé le plus pur est en fait inséparable d’une expression : d’une écriture, d’une subjectivité et d’un destinataire — même réduits ou refoulés ; parce que, en un mot, la différence entre le document et l’expression n’est pas de nature, mais de degré.

La seconde partie : « Entre photographie et art »
Cette partie est consacrée à deux territoires séparés par une frontière rigide: d’un côté, « L’art des photographes » ; de l’autre côté, « La photographie des artistes ».

«L’art des photographes» et «La photographie des artistes» sont totalement disjoints.
L’art des photographes est en tous points différent de l’art des artistes, tout comme la photographie des photographes ne se confond nullement avec la photographie des artistes.
Au-delà des questions techniques, tout sépare les univers de l’art et de la photographie: les problématiques et les formes des productions, les horizons culturels, les espaces sociaux, les lieux, les réseaux, les acteurs, si bien que les passages de l’un à l’autre univers sont véritablement exceptionnels.

«L’art des photographes» désigne une démarche artistique interne au champ photographique ;
«La photographie des artiste» se rapporte à la pratique ou à l’utilisation de la photographie par les artistes dans le cadre de leur art, en réponse à des questions spécifiquement artistiques.

La notion de «photographie des artistes» permet de récuser l’expression passe-partout de «photographie médium de l’art» et de réévaluer la notion de «matériau» dans le cadre de l’art contemporain.
Avant de jouer le rôle de matériau de l’art contemporain, la photographie a tour à tour joué le rôle de refoulé de l’art (avec l’Impressionnisme), de paradigme de l’art (avec Marcel Duchamp), d’outil de l’art (chez Francis Bacon et différemment chez Andy Warhol) et de vecteur de l’art (avec les arts conceptuel et corporel et avec le Land Art).
Ce n’est qu’aux alentours des années 1980 que la photographie a été adoptée par les artistes comme un véritable matériau artistique.

La troisième partie : «L’art-photographie»
L’alliage art-photographie qui se constitue avec la photographie-matériau est suffisamment inouï; pour faire dériver l’art et donner naissance à un «autre art dans l’art».

L’art-photographie, cet autre art dans l’art, se déploie à partir de 1980, quand est levé le double verrou moderniste de la pureté et de l’abstraction.
En tant que matière et mimesis, c’est-à-dire en tant que matériau mimétique, la photographie peut acquérir cette légitimité artistique qui lui était jusqu’alors refusée. Sa pleine intégration dans les pratiques artistiques devient possible.

L’alliage art-photographie apparaît comme l’aboutissement d’un long déclin des valeurs matérielles et artisanales de l’art : il est le produit et le stimulateur d’un déplacement des critères artistiques.

Dans le champ artistique de la fin du XXe siècle, l’art-photographie contribue à combler partiellement le vide laissé par la peinture, à redonner de l’élan à un certain marché de l’art, à sauver les principales valeurs (très malmenées) du monde de l’art.

La «défaillance de la modernité» qui sert de cadre général au succès de l’art-photographie en définit également les grands traits.
Les œuvres suivent les orientations de la période de l’après modernisme : les «grands récits» font place à une profusion de petits récits, et la haute culture à l’essor d’une basse culture.
On assiste à un repli sur des préoccupations locales, intimes et quotidiennes et à l’emploi de la photographie pour leur donner corps et forme.

L’art-photographie contribue à séculariser l’art, à inventer les rapports qu’il peut tisser avec ce monde-ci, dans sa nouveauté, sa diversité et son extrême complexité. A un moment où s’effondrent les certitudes d’hier.

L’auteur
André Rouillé est maître de conférences à l’université Paris VIII (Ufr art, esthétique et philosophie). Il a publié plusieurs ouvrages sur la photographie, et dirige le site internet paris-art.com consacré à l’art contemporain à Paris.