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La photo numérique mobile. Une esthétique autre

PAndré Rouillé

La photo mobile numérique a évidemment ses amateurs-esthètes attentifs à la composition de leurs images, elle se prête assurément à une multitude de pratiques singulières et même sophistiquées, le spectre de ses pratiques et productions est vaste et contrasté, mais son fonctionnement spécifique confère aux images produites un certain nombre de traits qui, ensemble, définissent une sorte d’esthétique en creux, involontaire plus que consciemment élaborée. Une esthétique d’écran, de corps, de vitesse, de profusion, de mobilité et de prosaïsme.

Le numérique qui est en train de bouleverser en profondeur toutes les activités de la planète a d’abord été perçu comme une simple amélioration des dispositifs techniques existants. Notamment en photo où, dans les premières années de ce siècle, le choix du numérique a obéi à des considérations quantitatives — de la facilité et de la rapidité en plus, et des coûts en moins — plus qu’esthétiques.
Il a fallu attendre l’automne 2007 pour que l’iPhone d’Apple vienne provoquer une véritable rupture en nature dans la photo et procéder à un changement radical des conditions de sa pratique et à son essor vertigineux. Actuellement, en 2014, sur une population mondiale de 7,1 milliards d’habitants, on dénombre près de 7 milliards d’abonnements actifs au mobile (1). Soit presque un mobile par habitant, la plupart équipés d’appareils photos numériques.

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, chacun (ou presque) est statistiquement désormais doté de la possibilité réelle de produire des images à volonté grâce au numérique qui a rendu l’opération facile, ludique, magique, à portée de main et de tous, et à coût nul. Cette situation déborde de beaucoup la vague de la photo d’amateurs qui s’est formée dans le sillage des Instamatic de Kodak à partir de 1963, et de la popularisation des appareils réflexes.

Le premier caractère du nouveau régime esthétique de la photo mobile numérique (au moyen de smartphones) est donc d’impliquer tout le monde: chacun et la planète entière, mais avec une immense disparité de pratiques, de savoirs, de cultures et d’usages des images. La célèbre enquête de Pierre Bourdieu sur l’univers de la photo d’amateurs dans les années 1960 (Un art moyen, 1965) s’avérerait aujourd’hui périlleuse à poursuivre sur la photo mobile numérique. Car ce n’est pas une pratique d’amateurs, ni au sens large des non-professionnels, ni même au sens restreint de ceux qui ont assez de conscience esthétique pour accorder une certaine attention, même ténue et fluctuante, à la mise en forme de leurs clichés — pour s’efforcer de conjuguer référentialité et esthétique.

La photo mobile numérique a évidemment ses amateurs-esthètes attentifs à la composition de leurs images, elle se prête assurément à une multitude de pratiques singulières et même sophistiquées, le spectre de ses pratiques et productions est vaste et contrasté, mais son fonctionnement spécifique confère aux images produites un certain nombre de traits qui, ensemble, définissent une sorte d’esthétique en creux, involontaire plus que consciemment élaborée. Une esthétique d’écran, de corps, de vitesse, de profusion, de mobilité et de prosaïsme. Peut-être une anti-esthétique, en tant qu’elle bousculerait les valeurs esthétiques aujourd’hui tacitement admises. Ou une esthétique mineure que la puissance inouïe de ses modes de production et de ses réseaux de diffusion est en train de propulser vers la reconnaissance.

Les protocoles et les gestes que le smartphone introduit dans la photo sont tous si simples, si intuitifs, si immédiats, et si universellement partagés (ou presque), qu’ils ont acquis la force d’une évidence commune. Or, ces protocoles et gestes sont le produit d’un haut degré d’élaboration technique et une expression des grandes valeurs de l’époque. Ce sont aussi de puissants opérateurs esthétiques car, loin d’être esthétiquement inerte, l’objet technique «smartphone» agit directement sur les formes des images.

A l’inverse des sels d’argent, en effet, le numérique apporte à la photo la disponibilité immédiate des clichés, et la possibilité d’en supprimer sans plus de délai ni de complication. Ces facilités, ajoutées à un haut niveau d’automatisation et à un coût de production nul, créent les conditions d’émergence d’une esthétique de la vitesse, de la profusion, mais aussi de l’inattention.

Les manières et les dispositifs, les matières et les formes des images, diffèrent radicalement de l’argentique au numérique. Alors qu’une séquence en argentique ne pouvait guère excéder quelques bobines de 36 vues qui, en outre, exigeaient de longues opérations de développement et de tirage en laboratoire; un smartphone permet au contraire de prendre à la file plusieurs centaines de clichés (voire un millier): sans compter, sans avoir à attendre un résultat différé et à procéder à des réglages, et avec le précieux avantage de pouvoir effacer et refaire aussitôt un cliché insatisfaisant.

Ces libertés et facilités inouïes offertes par les smartphones par la vitesse, la profusion et l’accès immédiat aux clichés, ont toutefois pour effet d’introduire un certain état d’inattention dans l’acte de photographier, ainsi qu’une perte de maîtrise sur les formes des images.
En fait, ce relâchement des normes et protocoles esthétiques hérités de la photo-argentique se double d’une chute de la valeur économique des images que le numérique fait basculer de la rareté vers la profusion en réduisant drastiquement leur coût de production. Le niveau de l’attention accordée à une production étant généralement en proportion de la valeur de ses produits, la baisse de la valeur des clichés s’accompagne d’une chute d’attention et d’une dépréciation esthétique.

La dévaluation économique et esthétique des images numériques sous l’effet de la vitesse et de la profusion, le déficit d’attention et l’ébranlement du régime esthétique existant: ce triple phénomène est accentué par la configuration matérielle des smartphones et de nombreux types d’appareils numériques dans lesquels le traditionnel viseur est remplacé par un écran. Cette substitution d’un écran au viseur n’est pas anodine, elle matérialise et accélère le dépérissement du système perspectiviste qui a servi depuis la Renaissance à assurer la grammatisation géométrique du monde à partir d’un cône virtuel au sommet duquel l’homme plaçait un œil célibataire et dominateur.

Fort d’un héritage de cinq siècles d’images et d’art gouvernés par la perspective, l’œil collé au viseur de l’appareil photo découpait l’espace au moyen du cadre-fenêtre et composait géométriquement l’image. Il occupe désormais le second rôle. C’est maintenant le corps qui commande au maniement de l’écran, souvent tenu à bout de bras, toujours à distance des yeux, et parfois tanguant. L’agencement œil-viseur-cadre porté à son plus haut degré par la photo documentaire de presse, s’accordait avec une conception constructiviste, rationnelle et géométrique des images. Au contraire, le regard du corps appareillé de smartphones capte, lui, des images plus haptiques, traversées par des intensités et des énergies plus physiques que spirituelles et conceptuelles. Ces images souvent conçues hors du contrôle des yeux et en situation d’attention faible, malmènent tout l’appareillage formel (cadre, lignes, proportions, géométrie) de la référentialité photographique propre à l’idéal documentaire des sociétés modernes.
Avec le corps, on ne cadre pas, puisqu’un écran n’est pas un cadre. L’écran est attaché au corps par le truchement de ces nouvelles prothèses que sont les smartphones, tandis que le cadre est un opérateur avec lequel l’œil découpe et construit l’image selon une métrique précise de points, lignes et proportions placés sous la loi de la «règle d’or». Au contraire, le regard du corps sait capter des intensités qui excèdent toute métrique, au risque du difforme et de l’informe.

Le prosaïsme et la vie ordinaire des gens est un autre territoire de prédilection de la photo-numérique mobile qui, à partir de là, déjoue esthétiquement et thématiquement la représentation, la construction, la référentialité, l’œil, le cadre et l’attention que la photo-argentique a incarnés dans l’accomplissement de la haute mission de figurer le monde qu’elle a pendant plus d’un siècle assumée.

En somme, l’une et l’autre versions de la photo concourent, selon deux manières opposées, à achever le système de la représentation occidentale hérité de la Renaissance. La photo-argentique l’a porté à sa plus haute perfection, tandis que la photo-numérique est en train de lui donner le coup de grâce, en le menant à sa perte, à la suite et différemment de l’art moderne.

André Rouillé.

1. International Telecommunication Union, «Le monde en 2013: Données et chiffres concernant les TIC»
https://itunews.itu.int/fr/3855-Le-nombre-dabonnements-aumobile-frole-les-septmilliardsbrUn-telephone-pour-chacun-ou-presque.note.aspx

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