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La Pensée sauvage

PEmmanuel Posnic
@12 Jan 2008

«La pensée sauvage» est une histoire d’échanges. Echanges entre Philippe Valentin et Julien Fronsacq, les deux commissaires de l’exposition. Echanges des idées, échanges des artistes, stimulation autour de la perspective d’un projet d’exposition en commun. Circulation de la pensée donc, comme il y a circulation entre les œuvres, confrontation, rupture, indécision, tension : voilà peut-être ce qui rend sauvage cette « pensée sauvage ».

L’exposition de Valentin et Fronsacq revendique dès le carton d’invitation sa parenté avec la Pensée sauvage de Lévi-Strauss. Elle en a retenu l’altérité, le goût du rituel inconnu, comme le rapporte Julien Fronsacq. La mythologie du quotidien également, soufflée ici par des objets « sans qualité » lorsque, détournés de leurs fonctions primaires, ils se déploient dans un espace poétique (totémique ?) aux antipodes de leurs destinations.

Avec les artistes réunis ici, la pensée sauvage prend la pensée tout court à rebrousse-poil, cultivant avec célérité la réflexion à double détente. On voit l’objet avant de le reconnaître. Ou à l’inverse, on reconnaît l’objet avant de le voir.
Les œuvres de Genêt Mayor entrent dans la première catégorie. Ses sculptures minimalistes réalisées avec de petits éléments plastiques récupérés dans l’univers du bricolage jettent de délicates dynamiques dans la salle d’exposition, improvisant ici une ronde au sol et là une colonne grimpant jusqu’au plafond. Chez Mayor, les objets s’imbriquent jusqu’à obtenir une forme de sérialité proche doigts de l’obsession. Son accumulation précieuse trouve d’ailleurs dans la mythologie animale une dimension plus souterraine, peut-être plus névrotique. La tête de Sasquatch peint sur un énorme panneau de bois installé dans le coin de la salle est l’une des figures de son improbable galerie de monstres. Le Yeti, le Big Foot, autres trophées de sa collection, forment le bataillon de ces créatures étranges à la fantasmagorie tenace sur lesquels viennent encore buter les scientifiques et les témoignages de ceux « qui ont vu ».

Les tentatives pour une autre rationalisation du monde opérées par Genêt Mayor rejoignent celles de la deuxième catégorie. Les édredons de Matthew Smith, sorte de monstres rampant aux tortillements un peu maladroit, semblent porter toute l’agitation des rêves de la nuit précédente s’ils n’étaient des sculptures à la matérialité fuyante et bedonnante.
Les pneus de Dominique Ghesquière échappent également à la rigueur constructive. Ici, c’est une matérialité contrariée par l’absence de finition, de caractère, d’identification claire : pas de marque, pas d’inscription, pas la moindre trace de l’ouvrage. La fabrication du pneu a été stoppée dans sa course, sur la chaîne de montage, comme une vengeance sournoise de l’objet sur la matrice. Ou comme une victoire de l’art sur le monde réel : le pneu ne sert à rien sinon à faire de l’art.
Les magazines qu’elle présente plus loin sur un socle répondent de la même logique. Froissés, jetés là au hasard des pages et des couvertures, ils perdent leur efficacité à la vitesse où se périme l’actualité. Pour autant, ils gagnent un nouveau statut, transcendant leur fragilité matérielle, leur effritement face au temps en œuvre d’art.

Un grain de sable dans la belle mécanique en somme et l’engrenage se grippe avant de s’effondrer. Ou plutôt, un grain de sable et tout se redéfinit autrement, tout se reconstitue dans une joute perpétuelle avec la Raison. Tel pourrait être le sens de cette exposition et la parabole écrite par ces jeunes artistes pour qui la pensée sauvage est une pensée sur la culture, une «méta-culture» dirait-on.
L’installation d’Aloïs Godinat en est peut-être le symbole le plus attachant. Apposé contre un mur, une centaine de livres de poche composant les proportions homogènes d’une sculpture minimale. Les pages des uns sont associées à celles des autres dans ce que l’on pourrait imaginer être un bouillon de culture qui se répand en se mirant. Il y est aussi question de mythe (celui de la Tour de Babel par exemple) et d’hybridation, de sérialité, de détournement et de mirage «low-tech».

L’œuvre d’Aloïs Godinat, comme celles des autres, libère une véritable énergie, impose une autorité en soit en combinant l’humour à la finesse d’esprit. Dommage qu’elles s’ignorent et ne se répondent pas. A croire que la pensée sauvage ne se dompte pas comme cela.

Aloïs Godinat
— Portrait de groupe avec Dames, le pont, 2005. Livres. 120 x 68 x 18 cm.

George Henry Longly
— One thousand millimetres x 16, 2007. Miroirs. 1m x 1m x 58 cm.

Genêt Mayor
— Sacha, 2005. Peinture sur bois. 206 x 120 cm.

Matthew Smith
— Duvet with stand No.3, 2007. Bois, duvet. Dimensions variables.

Dominique Ghesquière
— Magazines, 2002. Magazines froissés. 30 x 30 x 8 cm.

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