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La Peinture et l’Image : y a-t-il une peinture sans image ?

Patrick Vauday cherche à comprendre ce qu’est l’image et en quoi la peinture peut en être une déclinaison, à travers le regard et la notion d’espace qu’il induit (de l’image en peinture à la peinture comme image). Une mise en perspective est faite avec l’œuvre de Soulages, puis s’élargit à la photographie.

— Éditeur(s) : Pleins Feux, Nantes
— Année : 2002
— Format : 19 x 10 cm
— Illustrations : aucune
— Page(s) : 76
— Langue(s) : français
— ISBN : 2-912567-38-6
— Prix : 8 €

De loin, de près : l’équivoque picturale
par Patrick Vauday

Comment apprécier une peinture, quelle est la distance convenable pour en bien juger ? D’Horace qui recommande une vision rapprochée et attentive aux détails [Horace, Art poétique, vers 361-365] à Baudelaire qui conseille un regard éloigné et flottant [Baudelaire, Salon de 1846, « De la couleur », La Pléiade, p. 883], le changement est certes complet, mais ce qui doit frapper dans la réponse des deux poètes c’est moins la contradiction du jugement esthétique que la permanence de la question posée à la peinture qui en fournit l’occasion. Cette question aussi prosaï;que que décisive peut se formuler ainsi : qu’est-ce qui fait tenir une peinture, autrement dit, qu’est-ce qui retient le regard au-delà du premier coup dœil ? À quoi tient la peinture et où se tient la peinture ? Dans son sujet, dans ce qu’elle représente et dans la manière de le représenter, ou dans son aspect, dans son effet et son apparence ? Est-elle affaire de représentation intelligible ou de présentation sensible ?

La réponse d’Horace relève manifestement d’une poétique de la représentation, au sens aristotélicien du terme, pour laquelle importent avant tout le sujet, le détail et le sens de l’action représentée, et plus généralement l’aptitude du peintre à rendre l’idée par le dessin. La vision rapprochée permet de vérifier que la peinture s’est conformée à la loi de la représentation qui lui prescrit l’imitation d’un modèle en faisant oublier la matérialité de ses moyens : l’excès de la peinture sur la représentation l’exclut de la dignité de l’art et la ravale au rang de simple chose.

Pour Baudelaire le sens d’un tableau ne dépend pas d’abord de son intelligibilité mais de l’effet proprement pictural qui fait venir l’objet peinture avant le sujet représenté. Sa réponse se rattache à une esthétique moderne pour laquelle l’harmonie sensible et la mélodie plastique priment la qualité des sujets et des objets représentés; s’y préfigure l’idée qui n’est pas encore la sienne d’une pure peinture débarrassée de l’alibi représentatif.

Pour divergentes que soient ces deux esthétiques — entrer dans le champ du tableau, comme le préconise Horace, pour vérifier l’adéquation de l’apparence et du sens, ou, comme le conseille Baudelaire, prendre du champ par rapport à lui pour apprécier la consistance picturale des apparences —, elles semblent pourtant trouver leur condition de possibilité dans la nature même de lobjet pictural : s’approcher ou s’éloigner d’une peinture, n’est-ce pas faire l’expérience d’un espace équivoque qui compose matérialité du tableau et idéalité du sens, aspect sensible et image intelligible ? À quelque peinture qu’on ait affaire, figurative ou abstraite, il est toujours loisible — affaire de distance autant que d’intention — d’accommoder sur sa matière ou d’y voir des images : dans le plus illusionniste des tableaux, tantôt l’image qui s’en détache en trompe-l’œil refoule la peinture, tantôt c’est elle qui s’évanouit devant l’évidence de celle-ci.

La peinture peut-elle échapper à cette équivoque ? À en juger par les avatars modernes de l’image et de la peinture on pourrait le croire. Dun côté en effet, les images se sont dématérialisées en migrant du support matériel, du subjectil, à l’écran numérique, de l’autre l’aventure moderne de la peinture l’a conduite aux antipodes de l’illusionnisme à la mise à nu radicale de sa matérialité. Le divorce historique de l’image et de la peinture ne serait donc pas de circonstances, il révélerait une incompatibilité d’essence. La vocation de la peinture ne serait pas dans la production d’images pourvoyeuses de croyance et de sens mais dans la critique de leur tutelle idéologique et de leur pouvoir d’illusion, dans une résistance aux images et à leur pouvoir de captation. Reste à savoir si la critique ou la subversion des images passe par la destitution de la fonction imageante comme telle ou si elle ne se joue pas plutôt dans la création de nouvelles images. Si la peinture ne se tient pas toute dans limage, peut-elle avoir lieu sans image ? Bref, la peinture est-elle nécessairement iconoclaste ?

Mais l’iconoclastie est-elle le fait de la peinture ou des discours qui se tiennent sur elle ? L’iconoclastie a souvent été une tendance dominante du discours philosophique sur la peinture que ce soit pour la condamner au nom de son lien de nature avec l’image ou, au contraire, pour la sauver en les dissociant. La nouveauté est peut-être que les peintres eux-mêmes ou les artistes soient venus lui prêter mainforte. L’équivoque de l’espace pictural qui impose au regard la double vision de la peinture comme objet et comme image a mis à l’épreuve les catégories logiquement discriminantes qui sont celles du discours philosophique [Voir Jean-François Lyotard, Discours, Figure] : si l’on n’accède au sens d’une phrase qu’à faire abstraction de la matérialité de sa lettre et de son support, quel sens y aurait-il à faire abstraction du corps de la peinture pour accéder à la peinture ?

Nous nous proposons dans un premier temps d’examiner philosophiquement si la désintrication de l’image et de la peinture est pertinente. Dans un deuxième temps nous interrogerons l’œuvre d’un grand peintre moderne, Pierre Soulages, qui s’est explicitement placé sous le signe du refus de l’image en peinture. Dans un dernier temps il s’agira de mieux cerner la spécificité de l’image picturale par comparaison avec l’image photographique.

Ce texte résulte d’un séminaire mené au Collège International de Philosophie au premier semestre de l’année 1999-2000.

(Publié avec l’aimable autorisation des éditions Pleins Feux)