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La Nuit blanche des oeuvres fantômes

PAndré Rouillé

il apparaît de plus en plus évident, et peut-être plus encore cette année, que Nuit blanche n’est pas une manifestation artistique, mais une opération de politique urbaine conçue par des politiques, au moyen de l’art, et à distance du monde de l’art et de la culture. En d’autres termes, Nuit blanche procède à une instrumentalisation politique de l’art contemporain.

Nuit blanche vient d’entamer sa seconde décennie le long des rives de la Seine que Laurent Le Bon, le directeur artistique, a choisie pour servir de «ligne d’arpentage et d’errance» à la manifestation. Les caprices de la météorologie n’ont guère rebuté le public d’Ile-de-France auprès duquel Nuit blanche s’est peu à peu imposée comme une sortie de curiosité «festive» aux côtés de beaucoup d’autres qui, des Journées du patrimoine à Paris-Plage, composent la trame éclectique des loisirs parisiens contemporains.

Dans l’offre de loisirs, Nuit blanche n’est pas la plus mal placée. Elle a permis à un large public de découvrir des œuvres d’art contemporain sans avoir à franchir la barrière de verre qui ferme à la mixité sociale les grands lieux artistiques. Ce dont se réjouit Laurent Le Bon qui, oubliant pour l’occasion qu’il est aussi directeur du Centre Pompidou-Metz, se félicite qu’«en une nuit, nous [Nuit blanche] touchons plus de public que tous les fonds d’art contemporain et tous les centres d’art de France» — sans toutefois préciser la période de comparaison prise en compte!
Pour le public plus familier de l’art contemporain, Nuit blanche a ouvert aux œuvres et aux pratiques artistiques le cadre immense et prestigieux de Paris, ainsi que l’espace symbolique et visuel, et l’espace temporel, de la nuit. Elle a également fait éprouver combien les œuvres ne sont pas des objets sages et passifs, mais des réserves de forces et d’énergie capables d’agir sur tout ce qui les entoure.

Il n’est cependant pas certain que les rapports que Nuit blanche a tissés entre la ville et les œuvres d’art contemporain l’aient été à la faveur de celles-ci. Tout simplement parce qu’il apparaît de plus en plus évident, et peut-être plus encore cette année, que Nuit blanche n’est pas une manifestation artistique, mais une opération de politique urbaine conçue par des politiques, au moyen de l’art, et à distance du monde de l’art et de la culture.
En d’autres termes, Nuit blanche procède à une instrumentalisation politique de l’art contemporain.

Nuit blanche est politique en tant qu’elle est très explicitement envisagée par les édiles municipales comme un moyen parmi d’autres de contribuer à la réalisation de leur mission de gestion des disparités sociales en vigueur dans la ville. Dans le guide de la manifestation, le Maire Bertrand Delanoë rappelle que «depuis 2002, le défi est toujours le même: renforcer le dialogue entre les artistes et les spectateurs», ou encore «réunir des créateurs, des lieux, des institutions, et les Parisiens dans une même énergie et un même émerveillement». Ce que confirme lui-même le directeur artistique Laurent Le Bon qui, ayant manifestement bien assimilé son rôle, déclare que «le partage entre amis, ce soir-là, est aussi important que les œuvres» (Le Monde, 05 oct. 2012).

Ces mots en apparence anodins traduisent en fait une conception et une pratique très concrètes qui dissolvent l’art et la culture dans l’animation festive, le lien social et le partage, et qui émoussent ainsi leurs forces émancipatrices et leur potentiel critique. Au lieu de faire concrètement éprouver et expérimenter les capacités critiques de l’art et de la culture, Nuit blanche les transforme en outils de maintien de l’ordre social et municipal. Elle les enlise dans les marécages consensuels du «partage entre amis» et de l’«émerveillement», et les entrave dans leur aptitude à opposer du dissensus à l’édifice compact des pouvoirs — politique, commercial ou spectaculaire, mais artistique aussi.

On comprend mieux peut-être le fonctionnement politique de Nuit blanche en soulignant ses similitudes avec le Mois de photo qui a vu le jour au début des années 1970 avec l’appui affiché et fidèle de Jacques Chirac, alors puissant Maire de Paris. Le principe novateur du Mois de la photo consistait, non pas durant une seule nuit mais tout un mois, à lancer les amateurs de photographie à la recherche d’une centaine d’expositions accrochées dans tous les coins de Paris, des plus officiels aux plus insolites.
A l’époque, la photographie, qui s’affranchissait du domaine pratique pour rentrer dans le monde plus valorisé de la culture, disposait déjà d’une force symbolique suffisante pour soutenir une politique de la ville fondée sur des valeurs de rencontre, de dialogue, de partage et d’émerveillement.

Nuit blanche, quant à elle, apparaît en 2002 au croisement d’un double processus touchant à la fois le monde de l’art et celui de la politique. Alors que les socialistes remportent les élections municipales à Paris, l’art contemporain, depuis longtemps réservé à un public restreint, sort de ses limites sociales sous l’impulsion d’un mouvement international de marchandisation et de diffusion étendue.
En somme, Nuit blanche, qui se situe à l’intersection du pouvoir socialiste et de l’art contemporain, se révèle être une déclinaison du Mois de la photo qui, lui, conjuguait le pouvoir gaulliste et la photographie.

Bien que Nuit blanche soit plutôt d’obédience socialiste, et le Mois de la photo plutôt de souche gaulliste; bien que la photo suive un itinéraire de distinction culturelle inverse du mouvement d’expansion quantitative (sinon populaire) de l’art contemporain; ces deux manifestations ont en commun leur façon d’être politique. Elles ne le sont pas au sens politicien du terme (gaulliste ou socialiste), mais par leur façon similaire d’induire un mode d’approche des œuvres, d’instrumentaliser à la fois les œuvres et le public au service de projets (de pouvoir) totalement étrangers aux objets de ces manifestations et aux raisons de l’attention que les citoyens leurs accordent.

L’enjeu de Nuit blanche n’est pas l’art, mais la ville et le pouvoir municipal. C’est un parcours dans la ville (cette année la Seine), et non l’art, qui a structuré chacune des éditions de Nuit blanche, avec pour but explicite de façonner les rapports des visiteurs à la ville, au prétexte de l’art, mais bien au-delà de lui, voire sans lui. C’est ainsi que cette année encore, ont été introduits dans le dispositif des «belvédères qui offrent simplement leur vue, sans l’intervention de plasticiens». Ces belvédères «permettront à tout le monde d’être artiste», explique Laurent Le Bon avant de bricoler cette justification à la Marcel Duchamp: «Ce sont les regardeurs qui feront la ville».

En fait ces belvédères font surtout éclater l’évidence que Nuit blanche sait à l’occasion facilement, et à peu de frais, se passer des «plasticiens» qui ne lui sont donc pas vraiment indispensables. Surtout quand il s’agit de changer le point de vue porté sur la ville, de réorienter les regards, de «voir la ville autrement», les instances municipales de Nuit blanche savent prendre le relai. Et agir ainsi politiquement.

Car, au fond, la politique est moins une affaire de joutes entre partis, ou même d’élections, qu’une capacité plus générale à infléchir des manières de faire, de voir et de dire, à imposer certaines dynamiques aux corps, certaines directions aux regards, ou certaines formes aux paroles et aux discours. Le tout avec l’enjeu de conforter certaines structures de pouvoir, au nom, bien sûr, de l’intérêt général, et avec l’assentiment le plus large.

A cet égard, Nuit blanche, le Mois de la photo et Paris-plage ne sont guère éloignés dans leur fonction politique de motiver les Parisiens (notamment) à se rassembler et se rencontrer, à conjuguer leurs propres singularités avec les différences des autres. Dans cette perspective, la photo, l’art contemporain ou l’univers balnéaire de pacotille s’équivalent. Parfois, la machine peut même, dans l’exemple des Belvédères, tourner toute seule.

«Chacun aura l’occasion cette année de découvrir de nouveaux points de vue sur la ville, de croiser et rencontrer dans l’espace public des œuvres contemporaines», note le Maire de Paris dans son éditorial qui, par une ruse salutaire des mots délivre la terrible vérité de la part des œuvres dans Nuit blanche: on est mis en situation de les «croiser» et de les «rencontrer», mais non pas de les regarder. Les regards sont réservés à la ville depuis les Belvédères. Cette défaite politique du regard esthétique transforme les œuvres d’art en œuvres fantômes.

André Rouillé

Les citations sont extraites de l’interview de Laurent Le Bon publiée dans Le Monde du 05 oct. 2012, et de «L’éditorial de Bertrand Delanoë, Maire de Paris» paru dans le Guide Nuit blanche 2012.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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