ÉDITOS

La leçon de Google

PAndré Rouillé

En tant qu’acteur de la culture sur internet, paris-art.com ne peut pas rester indifférent aux débats suscités par «Google Print», l’initiative du moteur de recherche américain Google de numériser et de mettre en ligne au cours de la prochaine décennie une quinzaine de millions de livres issus de grandes bibliothèques américaines et anglaises — avec un budget de 200 millions de dollars

, aussi colossal que le projet est pharaonique.

Le débat a été lancé par la publication au printemps dernier d’un petit ouvrage éloquemment intitulé Quand Google défie l’Europe, plaidoyer pour un sursaut, dû à Jean-Noël Jeanneney, Président de la Bibliothèque nationale de France, maître d’œuvre du système Gallica (80 000 ouvrages en ligne), et désormais militant résolu pour la création d’une «bibliothèque numérique européenne» en collaboration avec les vingt-cinq pays de l’Union.

Au nom de la diversité culturelle et d’un (supposé) patrimoine européen commun, le but est clairement de «défendre le regard français et européen sur notre passé commun». Autrement dit : conjurer «le risque d’une domination écrasante de l’Amérique dans l’idée que les prochaines générations se feront du monde».

Mais le courage de Jean-Noël Jeanneney, et le bien-fondé de son combat, viennent buter sur plusieurs écueils, dont le plus massif est la disparité criante des moyens mis en œuvre. Face aux 3,5 millions d’euros de Gallica (sur cinq ans), Google Print affiche 200 millions de dollars (sur dix ans) — soit, annuellement, presque 30 fois plus.

Autre handicap : face à l’offensive lancée par Google, le Président de la BNF adresse aux Européens un «plaidoyer pour un sursaut» qui résonne comme un double constat d’impuissance et de mécompréhension.
Non seulement les Européens n’ont pas su prendre l’initiative, mais il faut les convaincre de l’urgence à réagir. Bref, Google mène le jeu, et rien ne semble pouvoir vraiment l’inquiéter. La croisade au nom de la culture et du patrimoine paraît bien dérisoire face à un processus animé par une quête franchement assumée de profit.
Le business est à l’offensive, la culture s’enlise dans la défensive.

En réalité, l’insolente hégémonie économique de Google repose sur une compréhension vive de la période et de ses nouveaux enjeux : «Notre mission est d’organiser l’information du monde et de la rendre accessible à tous», déclarent les responsables de l’entreprise californienne. Les énormes profits de Google ne seraient que l’expression de la justesse de sa mission.

Tel est bien la situation: Google ne produit plus seulement un outil (un moteur de recherche automatique pour internet), mais contribue activement à créer un monde dans lequel des sujets (les internautes-consommateurs) vivent cet outil comme indispensable et, en l’utilisant, éprouvent la sensation d’adhérer à un univers.
Pour défendre l’hégémonie de son moteur de recherche, et ses profits, l’entreprise Google doit donc simultanément inventer un monde, construire un consommateur, fidéliser une clientèle.
Un moteur se fabrique avec des informaticiens ; un monde et des internautes-consommateurs se créent avec des services de marketing, de communication, de conception, et par une offre continuellement renouvelée et ajustée — des fameux «liens sponsorisés» visibles sur les pages à l’actuel projet «Google Print» — où culture et business s’épaulent mutuellement.

Plus généralement, la puissance de Google repose sur le fait que «son» monde sur internet est en résonance parfaite avec «le» monde qui est en train d’advenir en occident. Avec ses mécanismes économiques et sociaux, son accélération et son immatérialité croissantes ; avec, également, ses façons de produire et d’échanger des choses, mais surtout des connaissances et des informations.

Les réactions suscitées par «Google Print» sont d’autant plus vives que le projet touche au livre, c’est-à-dire aux modes de pensée et de production des connaissances, et aux protocoles de recherche qui se sont forgés au cours des cinq derniers siècles. L’alliage livre-internet est ressenti comme un choc explosif qui menace les fondements de la culture européenne…
Il est, non sans raison, reproché à Google de se servir des livres pour accroître ses parts de marché sur internet, au risque de trahir le type de connaissances que ceux-ci incarnent.

En d’autres termes, les moteurs de recherche — Google et les autres — procèdent à un aplatissement de la «connaissance» sur l’«information».
Le moteur de recherche n’assume que la recension et le listage automatiques d’occurrences selon une hiérarchie plus liée au fonctionnement d’internet qu’à l’objet de la recherche. Le moteur est un outil totalement magique, d’une puissance inouï;e, mais qui n’a que peu à voir avec la recherche.
En effet, rechercher, ce n’est pas trouver, ni rassembler des matériaux disparates, c’est inventer des postures et des points de vues inédits. Google ne cherche pas, il trouve ; il n’invente pas, il regroupe ce qui existe.
Alors que la recherche procède toujours par longs tâtonnements et nécessaires détours dans le paysage des connaissances établies pour esquisser de nouvelles perspectives et tracer de nouveaux parcours, les moteurs de recherche, eux, juxtaposent, fragmentent, uniformisent, automatiquement, instantanément.
Les mentions telles que «2 760 000 résultats / 0,06 seconde» qui accompagnent toujours les réponses expriment l’écart qui sépare la recherche automatique (des moteurs) de la recherche intellectuelle (des hommes), elles attestent combien l’information délivrée se distingue de la connaissance.
L’essor fulgurant d’internet et des moteurs de recherche — dans leur version américaine et dans une logique de profit — va accroître les confusions déjà fortes.

Jean-Noël Jeanneney veut prévenir les «risques d’une domination» américaine sur la culture mondiale, mais cette domination est une évidence qui s’est imposée sans rencontrer de résistance de la part des autorités européennes et françaises.
En outre, et peut-être surtout, celles-ci n’envisagent encore aujourd’hui internet et les supports numériques que du point de vue de la préservation et de la diffusion du patrimoine, jamais du point de vue des cultures contemporaines, en particulier de l’art contemporain.
Comme si la nécessité d’assurer sur internet une présence internationale forte de la vie culturelle et artistique française n’apparaissait pas encore comme une évidence.

Il est par exemple symptomatique que le site paris-art.com, qui est le premier site francophone sur l’art contemporain, soit réalisé dans l’indifférence (presque) totale des pouvoirs publics.
Mais restons confiants : ce sont des hommes, et non des moteurs qui réagissent au centième de seconde.

André Rouillé.

La semaine prochaine une version totalement nouvelle de page d’accueil du site paris-art.com devrait être mise en ligne.
Totalement dynamique, elle changera en permanence, plusieurs fois par jour, au rythme des intégrations des articles et des images dans le site.
Dans les prochaines semaines, sera également créée une importante rubrique «Photographie», consacrée à (presque) toute la photographie contemporaine.

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Pierre Malphette, Trajectoire de mouche, 2003. Néon. 80 x 220 cm. Courtesy Jeu de Paume, Paris.

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