PHOTO | CRITIQUE

La Géométrie et la Passion

PNicolas Villodre
@06 Nov 2009

En cent vingt photographies pour la première rétrospective française de Ferdinando Scianna, qui fit ses débuts de reporter en Sicile, au milieu des années 60, avant de travailler à Milan et d’arpenter le monde de la mode et le monde tout court.

Ferdinando Scianna préfère sans aucun doute les livres illustrés par des photos à ceux consacrés à la photo. Son premier ouvrage, Feste Religiose in Sicilia, rédigé par l’écrivain sicilien de gauche Leonardo Sciascia, pour un coup d’essai fut un coup de maître. Ce livre provoqua un scandale lors de sa publication, en 1965, à une époque de béni-oui-oui où il était difficile, en tout cas en Sicile, de porter le moindre regard critique sur les rites catholiques, mais il fit connaître le photographe en Italie puis, grâce au prix Nadar remporté par l’album, dans le monde de la photographie.

Une autre date est importante pour le photographe: l’année 1987.
D’abord parce qu’avant de faire appel à des photographes reconnus comme Patrick Demarchelier, Inez van Lamsweerde & Vinoodh Matadin, Craig McDean, Helmut Newton, Paolo Roversi, Mario Sorrenti, Juergen Teller, Mario Testino, Michael Thompson, Ellen von Unwerth, etc., la maison de couture milanaise Dolce & Gabbana, créée en 1985, amatrice de baroque sicilien, engagea Ferdinando Scianna pour immortaliser ses collections de prêt-à-porter féminin.
Ensuite, parce que, malgré sa trahison passagère de la photo néoréaliste au profit des clichés de mode artificiels et mis en scène, Ferdinando Scianna fut admis dans la prestigieuse agence Magnum gouvernée par le dogme de la photo-vérité.

Les tirages présentés dans les salles du troisième étage de la Maison européenne de la photographie sont tous, sans exception, en noir et blanc, ce qui donne une certaine cohérence à l’ensemble.
Il faut dire que le travail de Ferdinando Scianna s’imprime en argentique et, sauf erreur de notre part, en analogique. Ses quelques mondanités sont selon nous dispensables. On veut parler des portraits de célébrités : Saul Bellow portant un joli chapeau; Jorge Luis Borges capté à travers la vitre d’un grand café ou d’un bar de palace; Roland Barthes, un cigarillo à la bouche, dont le cadrage met sur le même plan le visage buriné et sa main de travailleur intellectuel; un autre Roland, le fumeur de pipe Topor, avec son chien, fixés devant une affiche hygiéniste ayant pour slogan «Ni alcool ni air confiné»; Jacques-Henri Lartigue, soigneusement recoiffé par sa femme pour les besoins de la cause photographique ou pour l’éternité; Martin Scorsese, qui collectionne les images anciennes et qui pose en exhibant un cliché de fillette datant du milieu du XIXe siècle; Mikhail Baryshnikov, accroupi en équilibre ou déséquilibre assez précaire sur une jambe; Leonardo Sciascia à l’intérieur d’une église baroque au moment précis où il passe derrière deux fillettes et où il regarde l’objectif.

Les paysages, la vie quotidienne et les fêtes religieuses célébrées dans les villages siciliens, et en particulier les allers-retours dans sa ville natale, à Baghera, les reportages dans divers coins du globe qu’il a couverts pour un journal, pour son agence ou pour lui-même constituent, avec les séries consacrées à sa top modèle préférée, Marpessa (Palerme, 1987; Baghera, 1987; Modica, 1987), l’essentiel de l’œuvre de Scianna.

Sans nostalgie aucune mais avec un sentiment réel et même une conscience aiguë de perte (de toute une époque, des coutumes régionales jusque-là préservées, d’une certaine innocence), le photographe a fixé les rites siciliens.
Il a progressivement élargi son champ mais a conservé la même méthode de travail. Lucide mais pas vraiment cynique, il pense d’abord à la photo et au reste ensuite. Une pellicule Agfa à 800 Asa, poussée à 3.200 Asa, lui a permis de prendre de rares photos nocturnes.

Certaines de ses compositions sont particulièrement réussies et vont rester : la plongée sur l’enfant malade, nu comme un ver, que des matrones endeuillées tendent à un prêtre afin, sans doute, que le thaumaturge local, saint Alfio, le guérisse ou, dans le pire des cas, le bénisse; la fillette travestie en bonne sÅ“ur, coiffée des fleurs de la virginité, écartelée entre des parents hors champ, un après-midi de Vendredi saint; les cercles concentriques d’anguilles séchées de Porticello; les traînées lyriques et abstraites de concentré de tomate de Baghera; la malade mentale allongée dans un jardin, vêtue d’une robe à pois sur fond de gravillons; l’enfant de Kami écarquillant les yeux pour chercher un rayon de soleil («Mehr Licht»); le petit acrobate andalou sur son échafaudage métallique à Carmona; la belle américaine toute cabossée (on parle ici d’automobile) devant les ponts de Manhattan et de Brooklyn couverts de brume; le dormeur du banc de métro new-yorkais, la tête cassée en arrière; les mains aux ongles vernis et la poitrine légèrement voilée par une robe en soie de la muse du photographe, la belle Marpessa…

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