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La féconde impureté de l’art

PAndré Rouillé

Que l’on s’en accommode, qu’on le déplore, ou que l’on s’en satisfasse, l’art contemporain a perdu de sa pureté, il est devenu poreux au monde, mais sans pour autant que le monde ne lui soit plus accueillant.
Certains ont curieusement élevé le confinement social de l’art au rang de principe. C’est ainsi que le théoricien américain du modernisme Clement Greenberg (mort en 1994) n’envisageait la peinture qu’à rebours de la culture de masse, assimilée, elle, au kitsch.

Aussi n’a-t-il eu de cesse que de dresser des frontières rigides entre la « haute » et la « basse » culture, entre la culture savante et la culture populaire, entre la culture pour l’élite et celle pour les masses.
En d’autres termes, la peinture moderniste, en tant que forme d’expression de l’essence supposée de la peinture, a été pensée comme une pratique nécessairement élitiste et minoritaire : une pratique de classe.

A l’opposé, Léo Lagrange, Malraux, Vilar et, dans une certaine mesure, Jack Lang, ont en France réactivé les utopies sociales (voire socialistes) de faire accéder les masses à la culture savante. Le partage démocratique des joyaux de la haute culture était confié à l’État à qui il incombait de répartir les fruits de la création en même temps, et selon les mêmes principes, que les fruits de la croissance.
En dépit de son apparente opposition à la conception élitiste de l’art, la conception sociale partage avec elle une approche cultuelle des œuvres et des artistes. Seul les sépare le fait que l’une prône un culte minoritaire tandis que l’autre le veut majoritaire.

C’était l’époque où le monde était bipolaire et la pensée exclusive : le haut et le bas, l’élite et les masses, l’ouest et l’est, l’art et le kitsch, etc. C’était l’époque d’une extériorité presque principielle entre l’art et les imageries. C’était aussi l’époque où l’État providence contrebalançait encore les ardeurs du marché…

Aujourd’hui, les grandes exclusives fondatrices des grandes certitudes se sont effondrées, ou ont perdu de leur pertinence. Les clivages d’hier ont fait place à de nouvelles combinaisons de pensées, de pratiques et d’actions.
Des œuvres situées au croisement de l’art contemporain et de la mode, qui auraient horrifié Greenberg, sont désormais courantes. La photographie est devenue un matériau artistique (voire pictural), le cinéma rentre dans les galeries…

Si les pratiques d’images ne s’équivalent pas, et si évidemment et heureusement elles diffèrent parfois beaucoup, elles sont aujourd’hui moins pensées en termes immédiatement hiérarchiques de «haut» et de «bas», qu’en termes de coexistence horizontale de différences assumées.
La culture et l’art d’aujourd’hui sont gouvernés par la coexistence et l’acception des différences, par la circulation et les échanges entre les territoires, les pratiques, les matériaux, les univers. On est passé d’une période d’exclusives et de confrontations à une période de mélanges et d’alliages. Les pensées du «ou» ont fait place à celles du «et».

En fait, l’art contemporain ne propose plus (ou de moins en moins) des images enfermées dans un sanctuaire supposé autonome. Les images de l’art dialoguent désormais avec le non-art, les marchandises, les usages pratiques, et les discours critiques et théoriques. Et évidemment avec la multiplication inouï;e des imageries.
Loin des compulsions modernistes de pureté (pureté des supports, des pratiques, des formes, des références, des engagements esthétiques, et évidemment pureté du non-usage), l’art noue des rapports impurs avec le réel, en procédant à des réagencements matériels de signes et d’images, en construisant des fictions.

L’impureté des fictions, des mixages et des réagencements comme approche renouvelée du réel, comme façon de «dresser des cartes du visible, des trajectoires entre le visible et le dicible, des rapports entre des modes de l’être, des modes du faire et des modes du dire» (Jacques Rancière). Bref, l’impureté comme façon pour l’art d’être politique, de produire des effets dans le réel.

L’impureté de l’art d’aujourd’hui comme une école pratique de la productivité des différences, de la fécondité de l’altérité. Aux antipodes de l’ordre moral, du contrôle social ambiants…

André Rouillé.

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René Sultra et Maria Barthélémy, U13. Apparition pour Ibakatu, Curitiba, Brésil, 2003. Image numérique, extrait d’animation 3D. Copyright Sultra/Barthélémy.

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