LIVRES

La Edad de oro

Alors que l’ambitieux et superbe Final de este estado de cosas, redux éclatait en tous sens dans un foisonnement d’interprètes, de lumières et d’accessoires ― explosion scénique en accord avec la thématique abordée ― tout semble se resserrer ici autour de l’arte flamenco, dans le cuadro intimiste que forment, de part et d’autre du bailaor, le guitariste Alfredo Lagos et le cantaor David Lagos.

Sans autre effet de mise en scène qu’un éclairage épuré, halo perçant les ténèbres, les trois artistes, eux-mêmes sobrement vêtus de noir, embrasent pourtant très vite l’espace autour d’eux, étincelles jaillies des voix, cordes et corps.

Tandis que le cante de David Lagos crépite dans l’obscurité, Israel Galván se lève de sa chaise sans plus de manière, prenant place dans la lumière: ventre relâché, tête baissée, regard absent, détachement nonchalant teinté d’irrévérence… Mais soudain, quelque chose advient, avant même l’esquisse du premier mouvement : un insaisissable vacillement, tension invisible mais palpable qui densifie l’atmosphère autour du danseur. Sans doute est-ce cela que l’on nomme duende en langue espagnole, ce charme fantôme qui retient le souffle avant de le couper. Transformation, passage du relâchement le plus désinvolte à la tenue la plus impérieuse, de l’effacement à la présence ― torse bombé, cambrure exagérée, menton relevé, coup d’œil provocateur, doigt pointé vers le ciel décrivant bientôt un cercle dans le prolongement du bras tendu, rayon corporel dessinant une arène d’éther.

Dans cette arène imaginaire, parfois matérialisée par un rond lumineux, Israel Galván évolue seul pour mieux se démultiplier ! Ce « danseur des solitudes », pour reprendre les mots de Georges Didi-Huberman, « ne s’isole que pour être plusieurs ». Ainsi, à travers la neutralité noire de son costume qui n’en est pas un, se télescopent en autant d’apparitions subliminales les archétypes les plus hauts en couleur de l’imagerie flamenca.

Non sans humour, Israel Galván apparaît tantôt comme le taureau prêt à charger ― et de fait chargeant ! en de furieux et effrénés zapateados ― tantôt comme le toréador esquivant souplement les attaques du fauve à l’aide d’une muleta fictive ; tantôt comme le mâle viril, achevant son remate impeccable dans un « geste d’aisance triomphal » eût dit Montherlant, tantôt la très affectée bailaora flamenca, moulinant furieusement dans ses jupes comme il semble le figurer lorsqu’il retrousse son pantalon sur une cuisse crânement exhibée, ou se saisit des pans de sa chemise tels les volants d’une robe.

Dans ce flux métamorphique, jouant de son corps comme d’un instrument, le danseur entre en résonance, littéralement de la tête aux pieds ― frappes des talons et des mains, mais aussi claquements de langue, toque s’exerçant non sans extravagance jusque sur les dents, râles rauques s’échappant des tréfonds de la gorge ― devenant lui-même guitare enflammée.

Apparaît alors le réel adversaire du chorégraphe : le mythe d’un prétendu « âge d’or » du flamenco, dont la pureté révolue aurait définitivement cédé la place au floklore. Entendant visiblement défier ce poncif, Israel Galván pousse à bout les stéréotypes, joue avec eux, les déplace, les agace de ses banderilles gestuelles, piques héroï-comiques plantées dans la chair du cliché, non sans la complicité d’un public se joignant parfois aux jaleos fusant de la scène.

Mis à mort, le mythe de l’âge d’or cède la place à cet or sans âge qu’est la flamme, n’existant que dans le présent. Réinscrivant le flamenco dans l’instant et l’instable, Israel Galván semble offrir comme l’incarnation de l’étymologie même du mot (du moins, de toutes ses étymologies possibles, sans doute la plus belle), à savoir cette flamme, ainsi que la définit Valéry dans L’Âme et La Danse: « Qu’est-ce qu’une flamme (…) si ce n’est le moment-même ? ».

— Chorégraphie et danse: Israel Galván
— Chant: David Lagos
— Guitare: Alfredo Lagos