ART | CRITIQUE

La Chasse

PFrançois Salmeron
@30 Mai 2017

La duplication et la redite se trouvent au cœur des installations de Lucy Skaer, finaliste du dernier Turner Prize. Son travail se lit comme une frise chronologique ou un time line, librement inspiré des préceptes de l’archéologie, dans lequel les matériaux se stratifient, s’entremêlent et s’incrustent les uns dans les autres.

Finaliste du dernier Turner Prize, Lucy Skaer reste toutefois encore méconnue en France, et son exposition au Mrac de Sérignan, intitulée «La Chasse», nous offre l’occasion de découvrir son œuvre. One Remove, grande installation constituée de mobilier d’intérieur, ouvre le parcours et donne d’emblée quelques clés pour saisir la démarche de l’artiste. Ainsi, la répétition et la redite apparaissent de manière flagrante comme des procédés chers à Lucy Skaer: des tables s’emboitent et se succèdent, des pièces en céramique identiques sont suspendues à une corde, une frise parcourt un tapis de laine.

Installation hermétique

La rigueur qui se dégage de cette installation procure néanmoins une impression de froideur. Les trois bandes que constituent le tapis et les deux rangées de tables dressent une barrière entre le spectateur et l’œuvre de Lucy Skaer. De prime abord, One Remove peut paraitre rigide et hermétique. L’installation, en réalité, se montre bien plus riche et généreuse. Elle mélange une multitude de matériaux, de techniques, de formes, de savoir-faire et de goûts: l’acajou brésilien, le tissage marocain, les intérieurs vieillots anglais, les tables de travail en jesmonite, la terre cuite, la corde… Matières industrielles et techniques manuelles s’entrecroisent donc.

On passe d’un design dépouillé à un lourd mobilier, de l’esthétique des open-spaces au salon bourgeois rétro, dont les tables déclinent tout un ensemble de pieds, comme dans un catalogue. Le vocabulaire des formes, quant à lui, se veut assez minimal: motifs en losange du tapis, ovales des plateaux, tables rectangulaires. Les objets, provenant du bureau de l’artiste ou de chez sa grand-mère, perdent leur fonctionnalité première et se fondent les uns dans les autres. Les plateaux semblent même se transformer en œuvres ornementales, incrustées de lapis-lazulis.

Abstraction narrative

La Chasse apparait sans doute comme l’œuvre la plus déroutante de l’artiste. Trois sculptures énigmatiques sont disposées sur le sol. On y décèle des oreilles et une patte de lapin, des tubes plantés dans la matière comme deux flèches, et des flaques en cristal rouge comme du sang répandu. Paradoxalement, on peut lire dans ce vocabulaire abstrait des figures, et reconstituer une narration ou des scènes de chasse comme dans la peinture classique. Le propos de la précédente exposition du Mrac de Sérigan, «Flatland», dédiée aux abstractions narratives, n’est pas loin.

La deuxième salle de l’exposition s’apparenterait à un chantier de fouilles, où seraient disposées une à une de grandes stèles ou des sortes de portiques. En fait, il s’agit de deux grandes planches en acajou récupérées par l’artiste et dupliquées dans divers matériaux – bois, alu, céramique, marbre, érable, pâte à papier, ardoise. On peut dresser plusieurs parallèles entre One Remove et Sticks & Stones. Dans le matériau de base qu’est l’acajou brésilien, convoité par les colons afin de constituer des meubles bourgeois bon marché. Et dans la rigueur et la systématicité de la mise en espace des œuvres.

Time line

Aussi, comme les plateaux incrustés de pierres dans One Remove, les plaques dupliquées par Lucy Skaer accueillent de petits objets comme autant de fossiles ou de sédiments. Suivant les principes élémentaires de l’archéologie, cette succession de sculptures peut aussi se lire comme une time line, d’autant plus que chaque réplique aura été moulée sur la pièce précédente, dénaturant peu à peu la forme initiale des planches d’acajou. Ainsi, des différences s’affirment au sein même du procédé de duplication.

Autour de ces sculptures se succèdent des unes du Guardian qui constituent elles aussi une frise temporelle. Lucy Skaer a récupéré et gratté les plaques servant à l’impression du quotidien, et n’en a conservé que quelques éléments visuels épars. Chaque une apparaît ainsi comme un négatif photographique incomplet que l’on peut reconstituer mentalement: rencontres et déclarations politiques, images d’attentats, etc. Chaque situation montre à la fois notre amnésie face aux scoops, unes et événements qui assaillent notre mémoire et notre œil, et souligne les stéréotypes sur lesquels se construisent les images de presse. Une situation semble pouvoir se substituer à une autre, leurs représentations médiatiques étant somme toute assez proches.

Boîte-noire

La dernière salle d’exposition accueille deux grosses malles en bois, constituées à partir du parquet de la maison des parents de Lucy Skaer. A travers Eccentric Boxes, l’artiste puise dans les archives de son père atteint par la maladie d’Alzheimer. La bibliothèque et les biens de famille sont transposés dans ces boîtes-noires, sortes de coffres-forts scellant la mémoire du père. Les boîtes apparaissent aussi comme des poupées-russes enfermant en elles d’autres boîtes et d’autres objets rendus invisibles, que l’artiste aura toutefois pris la peine de photographier.

Là encore, on retrouve des objets et des fragments incrustés dans le bois, à l’instar des planches de One Remove et de Sticks & Stones. Eccentric Boxes a néanmoins une connotation psychologique, voire psychanalytique forte, dans le rapport qu’entretient l’artiste avec la figure du père ou l’héritage familial. Les boîtes qu’elle aura construites apparaissant comme une métaphore de la mémoire, ou comme la matérialisation d’interdits et de tabous restés enfouis, renfermés, refoulés.

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