ÉDITOS

La Biennale de Lyon: éloge de la distance

PAndré Rouillé

A la Biennale de Lyon, les œuvres témoignent de la multitude des distances, des points de vues, des tours et détours, qui sont aujourd’hui nécessaires pour circonscrire, ou tout simplement voir un monde de plus en plus complexe. Voir autrement, pour voir autre chose, et même quelque chose de ce chaos-monde qui est le nôtre. Voir à distance c’est aussi prendre le parti de l’artifice, du mensonge, de la fiction; c’est ouvrir l’art aux utopies; c’est élever l’imagination au rang de «support de la connaissance». Loin, très loin, du marché de l’art.

L’énergie qui émane de la Biennale de Lyon, que l’on ressent et qui stimule, provient du fait qu’elle est de toute évidence une anti-foire. C’est-à-dire qu’elle se situe pleinement dans le champ de l’art et de l’esthétique, et non dans celui du marché. A quelques semaines de la Fiac et de ses foires satellites qui prospèrent toujours plus nombreuses à Paris, et à une époque où les nations petites et grandes du monde entier se dotent de foires d’art contemporain en vue d’acquérir une légitimité culturelle utile pour s’affirmer sur la scène politique internationale, la Biennale de Lyon confirme encore, avec cette onzième édition, sa cohérence et sa haute exigence: interroger l’art, en faire l’expérience, le mettre à l’épreuve du monde, et soumettre le monde à son examen.

Alors que les foires sont principalement des espaces de vente, les biennales instaurent, elles, des rapports à la fois plus spécifiques et plus complexes avec les œuvres. A la rationalité financière en vigueur dans les foires — fût-elle assortie de la subjectivité des collectionneurs —, les biennales opposent (généralement) des démarches plus esthétiques, sensibles et réflexives. Dans les biennales, la valeur esthétique prévaut sur la valeur marchande des œuvres, la question du sens devance celle du prix.

En pratique, les foires d’art contemporain sont structurées comme tous les espaces de vente à grande échelle, comme tous les salons commerciaux ou les supermarchés: par l’addition et la juxtaposition de produits autonomes, largement hétérogènes les uns aux autres, dont la sélection et la présentation n’obéissent guère qu’à des logiques commerciales.
Le regard lui-même s’accorde à ce dispositif des foires où aucune logique de sens et d’esthétique ne le guide et ne l’oriente. C’est un regard consommateur qui butine de stand en stand, d’œuvre en œuvre, au hasard, ou sans autre motivation que celle de «dénicher» une bonne affaire, ou une «perle rare».
Enfin, la logique marchande affecte également l’esthétique dans la mesure où les œuvres exposées sont condamnées à séduire — y compris en troublant, en dérangeant, ou en choquant, mais toujours dans les limites du raisonnable, c’est-à-dire à condition de ne pas menacer les transactions commerciales. A charge pour le galeriste de savoir sélectionner les œuvres les plus adaptées à ces conditions, et d’écarter les autres.

A Lyon, c’est évidemment une toute autre logique qui prévaut: celle de l’esthétique, celle de l’art et de ses pouvoirs, celle des rapports entre les œuvres et le monde d’aujourd’hui, celle de la force signifiante des œuvres, et celle, bien sûr, de la notion de beauté…
Mais aussi, en ces temps de désarroi, de mépris de la culture, et de profonds chamboulements du monde et des images, sont abordées des questions aussi fondamentales que l’actualité, la spécificité et la pertinence de l’art. Non pas de façon théorique ou discursive, mais esthétiquement par les œuvres exposés, par les accrochages et le sceptre des sensations produites. C’est à cette aventure de pensée de l’art par l’art, qui engage le corps et le regard, ainsi que des œuvres, des matières et formes, que l’on est convié, aux antipodes de l’univers vide de sens des foires.

Dans une exposition de photographies (en deux volets) intitulée «Open frame», le Centre régional d’art contemporain de Sète a dernièrement interrogé la création artistique sous le double aspect de la photographie et du cadre. On a ainsi pu voir — et comprendre — ce qui différencie la pratique documentaire d’un photographe de la pratique d’un artiste qui travaille avec le matériau-photographie.
Le photographe tend à croire en ce monde-ci et en la possibilité d’en capter des vérités sous la forme de clichés considérés comme des empreintes d’espace-temps saisies à même le réel. Tandis que la pratique artistique apparaît au contraire consister en d’infinies tentatives pour construire du vrai avec et par-delà les cadres et les protocoles de la photographie — c’est-à-dire en les faisant dériver. Autant le photographe croit pouvoir se servir du cadre pour capter et documenter le réel; autant l’artiste sait que c’est contre les cadres — en les débordant, les abolissant, les déconstruisant — que l’on peut, en art, produire du vrai.

Ce sont de semblables questions qui sont posées à Lyon: quels sont les rapports qui lient l’art au réel, à quel réel, avec quelles possibilités de l’aborder. Les questions ne sont pas posées du point de vue du cadre, comme à Sète, mais de celui de la distance — physique ou symbolique. «L’art a besoin de distance pour regarder le réel. C’est cette distance, qui est la liberté même de l’art, que je veux mettre en avant», déclare la commissaire Victoria Noorthoorn (Libération, 15 sept. 2011).

En d’autres termes, contre la photographie de reportage et une large part des médias de masse qui sont toujours à la recherche de la plus grande proximité physique possible avec le réel, notamment sous la forme de l’empreinte, nombre de démarches artistiques contemporaines le regardent au contraire à distance.
Autant les médias ont tendance à plonger corps (et âme) dans le réel, au risque de s’y perdre, de s’en aveugler, et de le manquer (c’est le cas d’un festival comme «Visa pour l’image»); autant les artistes cherchent généralement, par leur pratique même, à s’installer esthétiquement à distance du réel, aussi proches soient-ils physiquement de lui.

Après les déconstructions postmodernes des mécanismes de la représentation; après l’illusion documentaire qui a prévalu dans le sillage de la photographie; les œuvres présentées à la Biennale de Lyon témoignent de la multitude des distances, des points de vues, des tours et détours, qui sont aujourd’hui nécessaires pour circonscrire, ou tout simplement voir un monde de plus en plus complexe. Voir autrement, pour voir autre chose, et même quelque chose de ce chaos-monde qui est le nôtre.

Voir à distance sans que celle-ci soit nécessairement physique, c’est prendre le parti de l’artifice, du mensonge, de la fiction; c’est ouvrir l’art aux utopies; c’est élever l’imagination au rang de «support de la connaissance».
Loin, très loin, de son assujettissement aux contraintes du marché, l’art retrouve à la Biennale de Lyon sa fonction de pratique d’expérimentation et de problématisation du réel. Et notre regard, rendu à son intelligence, est invité à penser.

André Rouillé

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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