ART | CRITIQUE

Kitchen Suprematism

PAlexandre Quoi
@12 Jan 2008

Le burlesque et l’humour noir sont les principaux ferments de l’activité irrévérencieuse du groupe Blue Noses, fondé en 1999 par deux artistes originaires de Sibérie, Viacheslav Mizin et Alexander Shaburov. Photographies et vidéos de «performances» brocardent dans un rire jubilatoire les icônes de l’avant-garde, les personnalités politiques et la culture de masse contemporaine.

En découvrant la nouvelle série photographique «Kitchen Suprematism» (2005) du groupe Blue Noses, surgit le souvenir de l’esprit facétieux de Wim Delvoye à l’œuvre dans sa série «Marble Floor» (1999) : des photographies montrant de la charcuterie découpée et arrangée pour simuler les motifs de sols marbrés.
Ici, des morceaux du même aliment et de pain noir reproduisent grossièrement, dans une assiette ou sur une table de cuisine, les compositions de formes abstraites et géométriques propres au suprématisme. Pour enfoncer le clou de la parodie, l’accrochage d’une des photographies en hauteur, dans un angle de la galerie, imite la fameuse intervention de Malevitch lors de l’exposition historique «0,10» de 1915 à Petrograd.

Ce geste de désacralisation, délibérément iconoclaste, introduit parfaitement à la démarche railleuse des Blue Noses, où la mise en rapport fracassante de diverses références culturelles et politiques avec la trivialité de l’univers domestique et quotidien, le dispute à l’attaque en règle des emblèmes du pouvoir et de la modernité artistique sur le ton de la farce.

Il en va ainsi de la moquerie potache et licencieuse des dirigeants politiques — Bush et Poutine en compagnie cocasse de Ben Laden pour la série «Contemporary Siberian Artists» (2002) —, des figures héroïques de l’art russe — Rodchenko, Malevitch et Tatline réunis dans l’œuvre «Sex-Suprematism» (2004) —, ou des pratiques de la performance radicale, comme au sein des vidéos du groupe pour lesquelles ses membres se mettent en scène dans des actions grotesques.

Une sélection de ces courtes vidéos, présentée au sous-sol, gagne à coup sûr l’empathie d’un public amusé en lui communiquant le sourire, sinon l’hilarité. Les sketchs et les gags extravagants s’y enchaînent dans une veine qui allierait la force comique de Chaplin et Keaton aux pitreries des Monty Python et des Marx Brothers.

Pour concocter ces «performances» dérisoires, l’amateurisme et le fiasco organisé sont des ingrédients de rigueur. Produites avec des moyens techniques très réduits, les vidéos sont tournées en plan fixe et ne recourent qu’à de simples accélérations de l’image ou à quelques trucages élémentaires. Passent au crible de leurs facéties, les stéréotypes culturels, le phénomène du terrorisme ou les questions de la mondialisation. Bêtes et méchantes, ces vidéos écornent au passage le monde de l’art et les mass-média, en jouant aussi bien de la poésie du détournement que de l’impact de la provocation.

A proximité de cette projection, deux hautes boîtes en carton équipées de moniteurs de la série «The little men», exposée cette année à la Biennale de Venise, confrontent le spectateur à son voyeurisme par une satire obscène de la télé-réalité, qui lui promet : «every thing you always wanted to see on tv but were afraid to ask». Sous les traits de l’ironie et du cynisme, la philosophie des Blue Noses participe donc de ce tropisme de l’idiotie si prégnant dans l’art actuel, auquel Jean-Yves Jouannais a par exemple consacré un ouvrage en 2003 (L’idiotie : Art, vie, politique-méthode). Tropisme, dont les causes sont assurément à rechercher, dans le contexte spécifique de la Russie, du côté de la déréglementation de la société post-soviétique, de l’éclatement des anciennes injonctions formelles du Réalisme socialiste, et du raidissement du climat politique du pays, symbolisé par le Président Poutine et la guerre en Tchétchènie.

Une forme de radicalisme artistique, de résistance culturelle par l’humour qui concerne plusieurs représentants parmi les plus marquants de la scène artistique russe contemporaine, tous engagés dans une entreprise de critique sociale et de déconstruction des mythes officiels soviétiques.
Aux côtés du groupe Blue Noses, se distinguent dans cette voie les collectifs AES et Radek ; le travail, déjà bien connu en France, d’Oleg Kulik ; les performances de Wladislaw Mamyschew-Monroe, où il interprète des personnages tels qu’Hitler, Lénine ou Ben Laden ; ou encore, les photographies de l’ukrainien Boris Mikhailov, dont on peut notamment voir à deux pas la série controversée «If I were a German» (1994), présentée par la galerie Suzanne Tarasiève dans un espace supplémentaire rue Louise-Weiss.

En plus d’une attirance certaine pour l’humour noir – «une réaction «sublime» de l’Esprit opprimé» selon Breton -, les Blue Noses font montre d’un intérêt appuyé pour le clownesque (nom du groupe, grimaces, masques…). Leurs performances réactivent cette «conception grotesque du corps» que formula le critique littéraire russe Mikhaïl Bakhtine, grand spécialiste du carnavalesque.
Les Blue Noses incarneraient en somme une lointaine descendance de la tradition slave orientale des «skomorokhi», ces artistes populaires, parfois bouffons de la cour des tsars, qui portaient le pouvoir et les clichés culturels au ridicule en maniant l’humour comme mode de mise à distance du réel.

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