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Kitchen Paradise

Marine Drouin. Kitchen Paradise est un tandem. Pourquoi Lily et vous avez décidé de travailler ensemble et comment fonctionne votre équipe, sur quel partage repose votre collaboration ?
Julie Rothhahn. On s’est rencontrées à l’Ecole supérieure d’art et de design de Reims. J’ai fait partie de l’atelier de Marc Brétillot pendant 5 ans. Lily a passé 3 ans dans cette école, avant de terminer sa formation à Duperré, à Paris. Elle est aussi passionnée de cuisine que moi. Nous nous retrouvons donc sur quelques projets, tout en menant également une activité chacune de notre côté.
Lily a une forte approche du papier, et je suis spécialisée en design culinaire, mais nous avons la même formation, ce qui nous amène à être plus que complémentaires. On rebondit ensemble sur les choses hors de toute spécialisation.

J’ai d’ailleurs été étonnée de voir cette alliance du papier, une matière qui boit et qui se tâche, avec la nourriture…
Julie Rothhahn. Nous utilisons essentiellement le papier pour créer des moules, ou parfois des éléments de packaging, mais c’est vrai que je trouvais assez intéressant de travailler ce côté très fragile et fin allié à la nourriture.

Le fait d’être un duo influence beaucoup votre image. Est-ce tout simplement le début d’une convivialité, que vous développez à l’occasion de chacun de vos travaux ?
Julie Rothhahn. Oui, mis à part notre exposition cet hiver à la Galerie Fraîch’Attitude, nos premiers projets en commun étaient de l’ordre de l’événementiel. Ils drainaient des gens, une relation au public, donc à deux, c’est toujours plus agréable !

Les brèves présentations qui vous décrivent mentionnent l’enseignement de Marc Brétillot. Comment pourriez-vous résumer ses préceptes, et la manière dont vous souhaitez les interpréter aujourd’hui dans votre travail ?
Julie Rothhahn. Marc a une approche assez brute et intransigeante de la matière alimentaire. Il nous a communiqué une vision et inculqué un respect, notamment des gens des métiers de bouche. Il nous a appris à ne pas nous substituer aux chefs ou à l’agro-alimentaire, mais à vraiment collaborer avec eux.
Tout en gardant un esprit très décalé, il tient absolument à respecter la matière et le produit. Il refuse de faire n’importe quoi sous prétexte d’inventivité (packagings qui se mangent, alimentation sous forme de pilules, etc.).
Il est très discret mais s’impose comme une figure tutélaire et référente: je ne peux pas m’empêcher de le citer pour parler de mon travail. On en a retiré de la  rigueur, mais aussi cette envie du décalage et de créations impertinentes, qui posent un certain questionnement. Néanmoins, par rapport à lui, je pense faire des choses plus légères, gourmandes, et pas aussi trash à chaque fois !

Si vous aviez un manifeste, il serait très inspiré de cette véritable figure du design culinaire, de sa volonté de refaire passer du récit, du rituel dans les usages de la table. Cette posture, très positive au demeurant, se pose-t-elle contre, ou en alternative à ce qui se passe aujourd’hui dans nos assiettes ?
Julie Rothhahn. Oui, j’avoue que j’ai travaillé sur des produits destinés à une certaine idée de l’agro-alimentaire, et c’est vrai que nos projets en commun offrent un parallèle un peu festif, emmènent les gens ailleurs. J’ai tendance à répéter qu’en période de crise, je suis contente de ne pas dessiner la énième chaise et faire des choses qui passent, qui s’évanouissent ensuite sans laisser de trace. Pour nous, il s’agit d’offrir des moments au gens.

Même si ce que vous leur proposez est éphémère, puisque c’est de l’événementiel et du consommable… Pensez-vous que malgré ça, le design culinaire porte quelque chose de plus durable dans les esprits ?
Julie Rothhahn. Oui, parce-que nous travaillons l’histoire qu’on y raconte et cette façon de la raconter, en espérant pallier un peu aux préoccupations soucieuses de notre époque. De même que les gens vont davantage au cinéma, ils ont envie d’avoir des choses sympathiques dans leurs assiettes.

Par rapport au récit, à l’imaginaire que vous développez, la primitivité est quelque chose qui revient souvent, notamment dans vos formats les plus performatifs. Avec le jardin d’Eden ou des produits ludiques et enfantins, faites-vous l’éloge de ce qui est simple et originel ?
Julie Rothhahn. On est toujours un peu en quête du souvenir. Concernant l’alimentation, les gens veulent être étonnés, mais il y a souvent une recherche des gestes du passé, comme si l’on avait perdu quelque chose qu’il fallait absolument retrouver. C’est aussi pour générer des formules auxquelles chacun puisse s’identifier. Mais Kitchen Paradise en est à un stade un peu délicat, après une période assez libre de recherche, où nous devons affirmer une identité en trouvant un rythme de projets et de commandes qui ne laisse pas forcément le loisir d’aller au fond des choses…

Je trouve assez fort le versant performatif de votre travail. Y tenez-vous autant ou plus qu’aux projets aboutissant à des produits à la vente individuelle ?

Julie Rothhahn. Notre année se divise en deux périodes. Pendant les mois d’hiver, nous prospectons auprès des pâtissiers et des traiteurs pour monter des collaborations, et nous préparons en amont les événements de l’été, en extérieur. Mais notre formation de base en design du produit fait que la sortie en boutique d’une de nos créations nous satisfait aussi beaucoup. On voit la chaîne traditionnelle d’un projet de design aboutir et c’est assez excitant.

Certes, mais il me semble que ce qui vous singularise dans le paysage du design culinaire est de toucher à des formats qui dépassent le produit et l’englobent dans un faisceau pluri-disciplinaire, porteur d’un sens plus collectif. Il est rassurant de voir que le design est plus que le dessin d’un objet: il peut devenir, chez vous, une micro-architecture, une certaine organisation du partage… en tous cas bouleverser les usages.

Julie Rothhahn. Oui, ce métier me plaît beaucoup car il touche à tout. On rencontre des compétences et des styles très différents, autant dans le luxe qu’à l’occasion d’un festival où l’on se retrouve à travailler avec les gens du quartier, à créer un repas pour 700 personnes. C’est une richesse, car chaque jour les interlocuteurs changent.

Concernant votre expérience à la Fraîch’Attitude, le format de l’exposition vous a-t-il plu, et seriez-vous tentées par d’autres opportunités de ce type ?
Julie Rothhahn. Oui, dans notre métier, l’exposition est un moment pour se reposer du rythme des commandes, et se remettre dans la configuration expérimentale du projet. C’est avant tout une certaine liberté. Notre erreur a probablement été de s’éparpiller ou de rester dans une thématique trop large, et la contrainte de ne rien présenter qui puisse se manger était contradictoire. Il aurait fallu davantage montrer qu’il s’agissait des balbutiements, des interrogations d’une démarche de designers vis-à-vis de la nourriture.
Mais l’exposition « Eden » nous a permis de créer ces Outils du pêchés: nous allons bientôt faire une petite édition en porcelaine de ces contenants, en restant à l’échelle du fruit ou du légume sur lesquels ils sont moulés, et en conservant le plus possible, en biscuit, leur fragilité ciselée.

Comptez-vous mener sur chacun de vos projets cette réflexion sur le rapport entre le contenant et le contenu ? Votre design opère comme une relation, une solution de continuité entre le produit alimentaire et nos usages…
Julie Rothhahn. Automatiquement, oui. A partir du moment où il y a de la nourriture à servir, on réfléchit à la façon de la présenter, d’amener les plats aux gens. Il nous faut en quelque sorte scénariser ce geste.

Que constatez-vous comme différence entre un travail que vous réalisez pour une pâtisserie de luxe, et les événements que vous proposez ou auxquels vous participez ?  Car il semble plus facile de goûter à quelque chose d’atypique chez un traiteur que dans la rue, de façon spontanée…
Julie Rothhahn. Finalement, l’accueil des gens dans la rue est tout à fait positif, parce-qu’ils sont étonnés. Pour le festival Excentrique, on était à Montlouis-sur-Loire, où l’on a collaboré avec un lycée vino-viticole. On y a créé un « Apérovino »: un champ de vignes stylisé en bois blanc dans lequel on avait fiché des pré-formes correspondant aux bouteilles d’eau avant qu’elles soient soufflées, comme de petits tubes à essai, et des bouchées à cueillir dessus. Le tout sur une bande son enregistrée au chai, avec tous les bruits autour du vin. Les gens se sont retrouvés dans cet espace clos, et ça a très bien fonctionné. Il est donc plus facile de toucher les gens dans ce genre d’événements, parce-qu’en pâtisserie, on n’a pas le retour des réactions des clients. Il y a un facteur humain plus proche de notre état d’esprit dans le partage des compétences et la construction d’un événement en phase avec un territoire et les gens qui y vivent ou y travaillent.

Je pense que c’est aspect de votre travail qui vous rend aussi visibles sur la scène artistique et de design, et pas seulement aux yeux des personnes qui achètent et consomment de la cuisine recherchée…
Julie Rothhahn. Oui, je pense que l’on doit cette approche à Marc Brétillot, qui nous a appris à considérer le design culinaire dans sa globalité: que ce soit un produit ou un événement, c’est avant tout s’exprimer avec l’aliment et ses rituels. 
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