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Kindertotenlieder

Sur la scène, un cercueil, d’où sort un corps ou plutôt une créature, avec des mains de bête et une tête de chimère. Les autres personnages, toujours figés, sont tournés vers un micro. Puis, la jeune femme enlève son masque chimérique. C’était pour de faux ! La représentation de nos angoisses, de nos pulsions, sont exposées sur la scène de l’inconscient et sont très rapidement désamorcées, nous laissant à notre triste sort, celui de la concrétude de la scène.

C’est dans ce lieu tacite d’illusions illusoires que nous sommes convoqués, nous nous faisons peurs entre amis. Pendant que la créature s’extirpe du cercueil, une voix étirée et mélancolique nous remercie d’être venus assister à ce concert en l’honneur d’un ami mort.

Mais, ce n’est pas à n’importe quel concert que nous assistons : Stephen O’Malley en formation avec Peter Rehberg que nous avons souvent vu jouer à Paris sous le nom de Pita. On se souvient aussi de ses orchestres « noisy » de la fin des années 1990, où il invitait le plus de musiciens possibles à improviser ensemble avec toutes les nappes électroniques disponibles dans leur « ordi ». Á Paris mais aussi à Vienne, au festival Phonotaktik, dans une remise de bus toujours en activité, vers trois heures du matin.

Alors c’est un concert ? Allons-y carrément puisque le titre de la pièce est Kindertotenlieder, le même titre qu’un opéra de Gustav Mahler. On peut le traduire par des pleurs ou des lamentations sur des enfants morts. Effectivement, dans la pièce de Mahler, la douleur d’un père s’exprime au souvenir de ses enfants partis dans la montagne et jamais revenus. Le Lied est aussi un genre musical qui, contrairement à la mélodie aux origines savantes, embellit des chansons de souches populaires et ecclésiastiques.

Cette thématique du populaire et de l’enfance est ici récurrente. On la retrouve dans la figure du Perchten, étrange animal, sorte de troll avec plusieurs cornes qui est encore fêté dans les alpages autrichiens. Celui-ci aura le plaisir de nous faire une petite visite sur scène. Et ces adolescents qui ne bougent toujours pas, venus assistés au concert. La question de l’enfance et de l’infantile est justement une des orientations donnée par Freud dans son essai de 1919, L’Inquiétante Etrangeté (Das Unheimliche). Après s’être fait le récitant d’un conte d’Hoffmann, dans lequel un marchand de sable maléfique convoitent les yeux des enfants prêts à s’endormir, il précise que les imaginations fantaisistes évoquées ne sont pas celles d’un dément mais la mise en scène d’une peur infantile, celle de perdre la vue, qui s’exprimerait dans les mythes et les rêves, entre les deux yeux…

Ainsi, nous entendons un vombrissement agaçant derrière nous, sûrement un camion qui stationne devant le théâtre. Nous ne nous laissons pas perturber par ce son, jusqu’à ce que l’on entende des clochettes. Certains que des comédiens entrent par derrière, les trois-quarts de la salle se retournent, se laissant prendre à l’illusion… Mais il n’y a personne, les têtes se sont  retournées comme on le voit dans les spectacles pour enfants.

Et puis les Perchtens entrent en scène, ils sont beaucoup moins étranges que l’hallucination collective que nous venons de vivre. Nous sommes habitués aux bêtes à poils. Depuis quelques temps, sur nos scènes, c’est affaire courante. De plus, les Perchtens retirent leurs masques, enlèvent les manches de leur combinaison à poils, comme des garagistes. On voit leurs torses, ils prennent des bières dans des caisses. Nous sommes au concert, dans les backstages, la question de la cohabitation de la scène et de la mort est ouverte comme une plaie qui saigne.
On ne peut qu’évoquer les travaux de Monique Borie à ce sujet, à savoir la représentation du fantôme sur scène, lieu où celui-ci trouve la possibilité d’advenir que ce soit matériellement ou par la force de l’évocation, de la lumière…Elle revisite la question de l’animisme, la croyance en l’âme et aux esprits, de la même façon que Gisèle Vienne ritualise un concert « death metal » alors que des poupées bougent leurs yeux au moment où nous nous y attendons le moins. La présentation de l’esprit dans le matériel, la cohabitation de l’animé et de l’inanimé, serait la possibilité de rejoindre des contraires, des extrémités. Il est ici plus question des extrémités que de l’extrême, car on a vu des transes plus puissantes, davantage pulsionnelles. Gisèle Vienne reste au final très sobre.

Quelles sont ces extrémités contraires qui se rencontrent, dialoguent pourrait-on dire, car dans le texte de Dennis Cooper, dramaturge de la pièce, la poupée garçon meurtrière et la poupée garçon suicidaire, conversent, exposent leurs désirs profonds et ne font qu’un, dans cette volonté de mort. Ces bipolarités se retrouvent dans la figure du Perchten qui, dans la tradition, est tantôt monstrueux, tantôt innocent. La définition de « l’heimlich » telle que décrite par Freud suit également ce modèle. « L’heimlich » en allemand signifie « familier » et par opposition « l’unheimlich » est le non familier, mais aussi « l’inquiétante étrangeté ». Or, tout ce qui n‘est pas familier n’est pas pour autant inquiétant. Freud fait des recherches linguistiques à propos de ces termes et découvre dans les définitions des frères Grimm que « l’heimlich » est le familier, le confortable, donc aussi ce que l’on protège et qui devient intime, ce qui devrait rester dissimulé. Cette définition coïncide avec son contraire puisque « l’unheimlich » est aussi ce qui doit rester caché.

Mais voilà, dans ce dialogue entre le garçon meurtrier et le garçon suicidaire vient se greffer une troisième figure, conforme à leurs désirs : un fantôme qui cherche à faire tomber leurs illusions. Cette union du meurtrier et du suicidaire crée cette troisième figure du fantôme qui est assez déceptive, comme nous le sommes en tant que spectateur, déçus, au bord de l’ennui, lorsque la pièce ne nous saisit plus dans cette inquiétante étrangeté, lorsque nous avons compris que les silhouettes sont des poupées et ne marcheront pas comme des hommes ou lorsque l’on ne se laisse pas prendre à la marche mécanique d’une danseuse et encore moins au sang dégoulinant et épais d’un poignet entaillé qui touche presque au grotesque, jusqu’à ce que le bras ensanglanté entre dans une lumière blafarde et  nous apparaisse d’une beauté effrayante, que l’on n’aurait soupçonnée possible qu’au cinéma. Ces allers-retours entre l’évocation d’un au-delà et l’artificialité de la scène, l’extraordinaire et le familier sous-tendent la pièce. Et si nous nous laissons prendre à l’inquiétant, nous retombons bientôt comme des pantins sur nos fauteuils de spectateur, comme étrangers à ce qui se déroule devant nos yeux.

Horaires : 21h, relâche le dimanche

— Conception : Gisèle Vienne
— Texte et dramaturgie :  Dennis Cooper
— Musique : KTL Stephen O’Malley et Peter Rehberg
— Lumière : Patrick Riou
— Interprétation : Jonathan Capdevielle, Margrét Sara Gudjónsdóttir, Elie Hay, Guillaume Marie, Anja Röttgerkamp ou Anne Mousselet
— Conception robots : Alexandre Vienne
— Création poupées : Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak, Gisèle Vienne assistés de Manuel Majastre
— Création masques en bois : Max Kössler
— Maquillage : Rebecca Flores
— Coiffure des poupées : Yury Smirnov
— Direction technique : Nicolas Minssen
— Régie plateau : Christophe Le Bris
— Régie son : Kenan Trévien