ART | CRITIQUE

Keren Cytter

PPaul Brannac
@18 Déc 2009

En 1946, Barnett Newman réalisait un cercle blanc — celui du papier — cerné de marques concentriques noires — celles de l’encre. L’œuvre, créée après guerre, alors que Newman voulait «repartir de zéro», fut nommée Sans titre (Le vide). En 2009, Keren Cytter a composé une encre sur papier au motif semblable, intitulée Vinyle. Le temps, dont le sillon trace une mélodie muette, tourne autour d’un même soleil vide.

Dans ses vidéos, car Keren Cytter est principalement (c’est le principe de son art) vidéaste, les personnages courent sur les sillons de ce disque. A chaque seconde, ils choquent avec le diamant qui les repousse vers un autre coureur et ensemble ils hurlent.
Dans ses écrits sur le cinéma, Elie Faure notait: «Qu’un homme arrive à parler à un autre homme, n’est-ce pas exceptionnel?» Si, ça l’est. Keren Cytter nous montre la règle. De l’amour qu’est la pointe et du cri des écorchés, de cette matière donc, sont faits ses récits. C’est à l’artiste que l’on doit de les entendre, c’est par elle qu’on les voit.

Car ils sont moyens, ces personnages, ils sont «insignifiants». C’est ainsi qu’en groupes ils se parlent dans le diptyque A la recherche de frères et Une force du passé (2008) — lorsque ce sont des hommes. Lorsque ce sont des femmes, elles sont un chœur, le chœur du Miroir (2007) qui, à demi ou tout à fait dévêtu, s’oppose aux hommes. Mais, tandis que soudain un repère, celui du théâtre, pointe dans ce drame d’appartement, qu’au moins un rôle se dessine, et que ce chœur paraît prêt de dire, comme celui d’Henry V : «Regardez pourtant, et, de votre place, évoquez le réel d’après sa parodie », deux des coryphées coupent: «Nous ne sommes pas un chœur, nous sommes la foule».

Dès le moment de cet aveu, à partir de lui, on sait que nous sommes perdus. Que Keren Cytter peut filmer des coulisses ou un plateau, maquiller ses acteurs, nous ne serons pas au théâtre; qu’elle peut reprendre les codes du mélodrame filmé et citer les maîtres, ce ne sera pas un film; qu’elle peut nommer ses personnages, les situer dans les lieux de l’intime ou sur la place d’un bar, il n’y aura, face à face, qu’un homme et une femme. Ensuite, le temps, qui porte en lui l’affrontement soudain et s’affaisse par suite au meurtre, ou les machinations de l’amour et du crime qui pensent l’assassinat.

Mais lorsqu’il est atteint et que la victime est tuée, qu’elle devient victime absolue, la machinerie recommence. Répulsion (2006), d’après le film de Polanski, est diffusé en boucle et démultiplié en trois courts-métrages distincts et synchronisés qui, projetés simultanément, reprennent et la conspiration et son dénouement; qui, de fait, n’en est plus un.

Chaque vidéo joue ainsi sa partition dramatique à la manière d’un disque rayé. «Le temps s’est arrêté. Il a sursauté et s’est arrêté», répète l’héroïne de Il s’est passé quelque chose (2007), pastiche du drame passionnel, ici réduit à sa péripétie finale — la femme tire à bout portant dans le cœur de l’homme —, moment unique, là encore réitéré comme le montage revient sur les circonstances qui y ont présidé.
Cette œuvre est sans doute la plus tendue de toutes, en ce qu’elle vise (elle tend) au cœur même de son art. Elle montre que l’image filmée et montée déforme le réel et par là le transforme, que le temps qu’elle saisit est restitué autrement, dans un mouvement qui n’est plus celui de l’expérience quotidienne mais celui, peut-être plus authentique en fait, de l’espace.
L’image qu’elle crée et la parole qu’elle donne énoncent une illusion au moment même où celle-ci affirme la vérité: ainsi le personnage féminin postule que «Ce pistolet est faux et le restera» aussitôt lié à «Notre fille est morte et la musique continue».
Si le spectateur perçoit la première hypothèse comme une rupture, une dénonciation de l’artifice à laquelle il s’abandonne ordinairement mais renie sans difficulté, il ressent la suite de la réplique comme une vérité alors même, qu’objectivement, elle est tout aussi hypothétique et certainement plus abstraite.

Il y a encore trop de mots dans les œuvres de Keren Cytter, trop de discours qui n’ont pas l’intensité de ceux d’Il s’est passé quelque chose. Il y a encore cette manière quelquefois rebutante des vidéastes contemporains à ne pas diriger les acteurs, à négliger la lumière et le son, la composition des plans en eux-mêmes — la qualité de l’image en somme —, pourvu que le mouvement d’ensemble emporte le morceau, pourvu que l’expérience soit projetée.
Et peut-être la difficulté de la vidéo contemporaine vient-elle de ce que ces artistes, accoutumés à une solitude qui garantit à leurs œuvres une radicalité salutaire, négligent simplement de s’entourer de techniciens.

Ces conjectures mises à part, l’artiste a fondamentalement raison. Les fondements de son art montrent l’effrayant retournement du temps sur les hommes au moment où l’amour et la mort perdent la possibilité d’en rompre, d’en abolir le cours. Pour ceux-ci, pour chacun, il n’est pas d’échappée hors des cercles blancs, à moins de suivre la musique, elle qui continue.

Liste des Å“uvres
— Keren Cytter, Four Seasons, 2009. Vidéo couleur et son, 12 min.
— Keren Cytter, Untitled, 2009. Vidéo
— Keren Cytter, Der Spiegel, 2007. Vidéo couleur et son, 4 min 30 sec. Edition de 4+2AP
— Keren Cytter, Repulsion, 2005. 3 vidéos, 5 min chacune. Edition of 4+2AP

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