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Julien Taylor

La photographie nocturne impose des paramètres de visibilité bien à elle, et des comportements humains différents, plus instinctifs. Julien Taylor reconstruit le spectacle chaotique des fêtes: ses photomontages imbriquent des instants diachroniques, capturant ainsi le mouvement des turbulences.

Par Julia Peker

Julia Peker : tes photographies sont des photomontages, et la fête nocturne ton sujet de prédilection, comment construis-tu ces images imbriquées?
Julien Taylor : je choisis le point de vue qui m’intéresse, prends des dizaines d’images différentes, de gauche à droite, du sol au ciel, et j’essaye de capturer le mouvement des gens. Une fois que j’ai tous ces échantillons, le but est de recréer une sorte d’image idéale. Je déconstruis tout pour tout reconstruire. Au lieu de prendre un très grand angle, j’ai un 35 ou 50 mm, et je saisis des facettes de la scène.

Tes ensembles jouent donc de cette frange fragile où le multiple s’assemble pour former une unité. Tu te tiens sur le seuil de visibilité où la scène se fait et se défait, sans chercher à l’unifier.
Oui, mais le regard essaye toujours de reconstituer un sens, je choisis l’échelle d’échantillon qui déstructure l’ensemble sans le détruire. Si l’échantillon est minuscule, on ne voit pas l’assemblage. C’est le principe même du numérique: représenter une continuité par des signaux discrets, sauf que moi je fais apparaître les décalages, sans lisser l’ensemble derrière une illusion de continuité.

A quelles règles obéis-tu pour recomposer cette multiplicité d’échantillons?
Mes règles sont avant tout des critères de simplicité, les photographies sont posées l’une sur l’autre, mises dans le bon ordre sans qu’elles se chevauchent. Bien sûr, comme je saisis des gens en mouvement, tout cela ne s’ajointe pas, le puzzle est perturbé par le mouvement des gens. La composition, c’est donc un travail de montage. Pour chaque point de vue, la représentation rassemble un mélange d’instants différents. Pour le moment, je ne joue qu’avec le temps. C’est en créant mon site Internet pour y mettre mes photographies que j’ai commencé à monter, et je me suis rendu compte que le montage est un procédé scientifique. Quand on a un problème compliqué qui mélange beaucoup de paramètres, on ne peut pas le résoudre en une équation: il faut combiner ensemble des mini systèmes, dont on connaît bien le comportement, et négliger de nombreux facteurs. Ca ne raconte peut-être pas la réalité, mais ça a le mérite de raconter quelque chose.

Le regard doit s’adapter à des paramètres de visibilité différents face à ces images, comme dans la vision nocturne, qui exige une accommodation de l’œil.
La fête nocturne, c’est le chaos. Tout bouge, les lumières tournent, les gens dansent. De toute façon, je pars du principe que la photographie ne respecte pas la totalité, puisque deux dimensions lui échappent: la dimension spatiale et la dimension temporelle.

Tes photographies s’échappent du cadre rectangulaire classique de la photographie, comment intègres-tu tes montages dans ce cadre noir qui semble prolonger le noir de la nuit?
Le montage épouse la forme de la scène que je représente, mais matériellement, il y a toujours un cadre. Soit on colorie en noir autour de la photographie, soit on coupe, mais il y a toujours un dialogue avec le support. Dans l’idéal, mes photographies devraient flotter dans un univers vide et infini. J’ai pensé à des solutions un peu ambitieuses, présenter mes photographies comme des sculptures: reconstruire dans l’espace mes montages, faire pendre les images du plafond à des profondeurs différentes par exemple. Quand on est devant on voit la photographie telle que j’ai voulu la construire, et en se déplaçant, par un jeu de parallaxe entre les différentes facettes, la frontière entre chaque échantillon se déplace, et l’image globale se transforme.

Les photomontages intègrent une dimension temporelle, comment le temps s’incarne-t-il dans ton travail?
Je combine le flash à des temps de pose longs, pour capturer le mouvement.
On peut choisir de faire disparaître toute présence éphémère, en utilisant un filtre gris et en allongeant le temps de pose à des durées de plusieurs heures. Mais ce n’est pas mon but. Je cherche un intermédiaire qui représente la dynamique de la scène. Vider son contenu juste partiellement, pour voir en profondeur.
Si on rajoute le flash, qui ne dure qu’un instant, avec un temps de pose long, une partie de la lumière est due au flash, et l’autre est celle de la lumière d’ambiance. L’instant du flash fige un instant la scène, puis ça bouge à nouveau. On a une balance entre la puissance du flash et la lumière ambiante.
A partir de là on peut faire plein de jeux. Le premier plan figé au moment du flash se superpose à ce qu’il y a derrière. Le sujet est transparent. J’avais fait un autoportrait devant un grand échiquier en bois: je me suis flashé, puis je suis parti. Mon visage est traversé de cases blanches.
Ce qui m’amuse c’est le côté accidentel et hasardeux des conditions de reportage. J’ai envie que le hasard rentre dans la composition. On ne sait pas au moment où on a pris la photo si le sujet apparaît en entier. J’aime bien me laisser cette place à l’accident, qui produit des choses auxquelles je n’aurais pas pensé avant, et ouvre les portes de ce qui va suivre.

Qu’est-ce qui t’intéresse particulièrement dans la fête?
Ce que je veux montrer c’est l’espace qui contient la fête. Si on fait une fête dans un espace sans frontières, dans un champ par exemple, tout le monde se rassemble au milieu pour danser. Les gens cherchent le contact. Dans un appartement, tout le monde se colle dans la cuisine, le couloir, même si c’est insupportable. Les conditions au bord ont un rôle moteur: la limite agit sur le phénomène à l’intérieur. Paris la nuit, c’est ça: les gens sont concentrés dans les endroits où ils pourront se rencontrer.

La nuit suscite un comportement différent du jour, on est soumis à une règle de densité différente, on ne peut plus habiter l’espace de la même manière, comme si on n’arrivait plus à se sentir maître de l’espace. Chacun cherche ce qu’il veut dans la nuit, mais il y a des lois générales, qui n’ont rien à voir avec celles du jour. Il y a un côté plus instinctif, animal, mais là-dedans il y a des règles.
Ecrire la nuit plutôt que le jour peut-être intéressant, si le rapport à l’écriture lui-même est affecté.
Mais faire des photographies la nuit, ça change tous les paramètres physiques, c’est objectivement différent du jour.

English translation : Margot Ross
Traducciòn española : Maite Diaz Gonzalez

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