ART | CRITIQUE

Joan Jonas et Glenn Ligon

PLaurent Perbos
@12 Fév 2006

Joan Jonas présente une installation de grande envergure, associant objet/sculpture, vidéos et dessins: «Scenes From The Shape, The Scent, The Feel Of Things» à propos des Indiens Hopis du sud-ouest des États-Unis. Les images se superposent, se télescopent et entrent en confrontation, tissant ainsi des liens étranges entre fiction et réalité.

Pour sa première exposition à la galerie Yvon Lambert, Joan Jonas présente une installation de grande envergure, associant objet/sculpture, vidéos et dessins. Cet environnement intitulé «Scenes from the Shape, the Scent, the Feel of Things» fait écho à l’essai d’Aby Warburg, historien allemand, et à son séjour dans les villages d’Indiens Hopis du sud-ouest des États-Unis. Plus qu’une interprétation des rituels de ce peuple, l’artiste met en scène différents espaces par une combinaison de médiums. Les images se superposent, se télescopent et entrent en confrontation, tissant ainsi des liens étranges entre fiction et réalité.

On entre dans la pièce sous l’oeil attentif d’un loup à l’arrêt. L’animal naturalisé, assis sur une caisse, semble monter la garde. Protège-t-il le contenu de la boîte qui lui sert de socle ou impose-t-il simplement sa présence silencieuse pour nous dissuader de toute intrusion intempestive?
L’emballage, support en planche de bois brut, fait tout de suite référence au voyage, à l’expédition. Des inscriptions, «Open this side», et des flèches nous invitent à soulever le couvercle sur lequel est installée la bête sauvage. Impossible de savoir ce qui se trouve à l’intérieur. Le mystère demeure mais le décor est planté. Ces deux objets nous emportent déjà dans l’univers qui sert d’arrière plan à l’essai d’Aby Warburg. Nous pénétrons dans une réserve indigène et nous sommes prêts à découvrir ses coutumes.

Notre regard est attiré par la lumière des différentes vidéos projetées sur les murs. Joan Jonas se met en scène dans de multiples performances présentées en surimpression sur des paysages urbains ou pastoraux.
Assise surs une chaise, vêtue de blanc, elle tient dans sa main un bâton. Accompagnée d’un chien, elle prend des postures mélancoliques et laisse défiler derrière elle des étendues désertes et enneigées. Bergère esseulée, abandonnée par son troupeau, elle exécute des gestes étranges. Rituels inconnus: les Indiens Hopis, comme beaucoup de tribus, dansent pour faire venir la pluie, convoquent des esprits et croient en leurs pouvoirs.
Ces rites procèdent d’une nécessité pratique, apporter de l’eau à leurs cultures, mais aussi symbolique. Faut-il voir dans les créations de Joan Jonas une mise en abîme de l’art comme symbole?

Une des vidéos suivante montre l’artiste travestie en animal, minuscule apparition sur fond d’enseignes lumineuses démesurées. Elle joue avec l’espace, l’échelle et met en scène deux univers dont l’incohérence fait sens. Le loup, symbole de l’état sauvage et d’un peuple replié sur lui-même, est introduit dans un monde factice, artificiel, un «show» ouvert à des croyances modernes. Cette confrontation, ce déplacement spatio-temporel semble se répandre dans toute la pièce comme un leitmotiv.
Le film suivant est à la fois projeté sur un mur et sur un paravent qui lui est accolé. Les images se déstructurent, envahissent l’espace d’exposition et s’avancent vers le spectateur. Le mouvement des éoliennes, d’un train qui passe ou de fils électriques qui se déploient à perte de vue se démultiplie et donne une dimension supplémentaire à l’ensemble.

Comme un écho à cette mise en scène, les trois dessins recto-verso, accrochés perpendiculairement au mur qui leur fait face, offrent une réflexion sur la cohérence de la narration et sur l’acte de création lui-même. On longe ces panneaux de verre et la simple ligne, profil stylisé de l’artiste, semble bouger sur notre passage. Le spectateur crée sa propre performance. Il donne vie à ces images fixes de manière très personnelle, aléatoire et sans cesse différente.

Enfin, les chaises installées dans la salle devant un autre «écran», nous invitent à nous asseoir pour assister à un nouveau spectacle. Andy Warburg, interné dans une clinique de Suisse, y tient une conférence. Elle résonne dans toute la salle. Alors qu’à l’époque son médecin estime qu’il n’est plus apte à mener ses investigations, Warburg propose un marché à l’équipe thérapeutique. S’il produit un travail scientifique il sera autorisé à mettre un terme à son séjour dans l’établissement psychiatrique. Le 21 avril 1923, il présente le fruit de ses recherches devant des soignants et des patients et convainc ainsi ses thérapeutes de le laisser sortir.

Retour sur l’oeuvre de Joan Jonas: l’artiste nous met à la place de ce jury improvisé. Sommes-nous des médecins qui examinent à nouveau l’historien d’art en convalescence? Sommes-nous des «malades» au même titre que lui? L’art prend ici une toute autre importance. Joan Jonas lui confère le pouvoir de guérir. La renaissance s’annonce et se concrétise dans l’exposé de Warburg. Mis en relation avec le sacrifice, il souligne l’idée sous-jacente à toute l’exposition. La création artistique peut relever du sacré, utilise et joue avec les symboles mais ouvre aussi la possibilité d’accéder à la catharsis.

On abandonne cette atmosphère étrange et plongée dans une semi-obscurité pour entrer dans la pièce voisine. Le calme pictural de la série de toiles de Glenn Ligon fait, elle aussi, référence aux écrits d’un autre auteur. «We Had Everything Before Us-We Had Nothing Before Us» présente des extraits de textes du roman Stranger in the Village de James Balwin.
Afin de travailler son nouvel ouvrage, ce dernier se rend dans un petit village de Suisse et s’aperçoit alors que la plupart des villageois rencontrent pour la première fois un homme de couleur. Confronté à la notion de différence, il explore l’idée d’être vu comme un étranger. Les oeuvres exposées ici font allusion à la fascination des habitants pour la texture des cheveux et la couleur de peau de l’écrivain.
On s’approche des grands formats qui contrastent avec la pâleur de la pièce. La peinture se mélange à la poudre charbon et laisse apparaître un support blanc, en réserve, ou un fond noir uniforme. La lumière s’accroche sur ces légers reliefs, sur les grains en saillies. De haut en bas, l’épiderme de la toile devient de plus en plus granuleux. Notre œil perçoit alors les phrases sérigraphiées par Glenn Ligon. Répétées sur toute la surface, elles deviennent de moins en moins lisibles. La matière les rongent, les recouvrent et prend le dessus. Le texte devient inaudible.

La technique utilisée par l’artiste met en exergue l’incompréhension et les problèmes de communication rencontrés par James Balwin lors de son séjour. Témoin de la difficulté d’être autre, voyageur inconnu, intrus mystérieux, il symbolise beaucoup plus pour Ligon. Le marasme qui engloutit les lettres devient l’image du choc des cultures et de l’échec du langage.
La citation devient prétexte à dénoncer autre chose. La représentation et la perception du corps noir par la société et les médias est mise à nu de manière plus subtile. Les toiles sont-elles des miroirs qui reflètent la vision d’un seul groupe de personnes isolées à une autre époque? ou renvoient-elles l’idée d’une société toute entière qui gère tant bien que mal la notion de différence?

L’essai de Balwin, publié en 1953, anticipait déjà sur les débats actuels sur l’immigration, l’intégration et la citoyenneté. «We Had Everything Before Us-We Had Nothing Before Us» semble pointer du doigt un abîme, un point de non retour. Critique amère et pessimiste elle est peut-être tout simplement le constat glacial d’une situation politique et sociale sclérosée.

Joan Jonas
— The Shape, The Scent, The Feel of Things, 2004-2006. Installation.

Glenn Ligon
— We Had Everything Before Us, We Had Nothing Before Us, 2006. Peintures.

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